Ils ont voulu nous civiliser, de Marin Ledun
Après En douce, paru l’an dernier, Marin Ledun poursuit son exploration d’un lumpenprolétariat landais ou, plus généralement, de n’importe quelle périphérie rurale française ou européenne avec Ils ont voulu nous civiliser.
Nous sommes là en 2009, et plus précisément entre le 23 et le 24 janvier, c’est-à-dire au moment où la tempête Klaus va toucher la côte du sud-ouest de la France de plein fouet. Thomas Ferrer vit à Begaarts, petite ville imaginaire que nous avons un peu visitée dans le précédent roman de Marin Ledun, sise entre forêt de pins maritimes et dunes océaniques. Ferrer n’a pas de formation particulière et pas de travail régulier non plus. Il se débrouille entre travaux saisonniers et vols et trafics un peu foireux, récupération de ferraille, vol de canards ou d’oies… de quoi garder si ce n’est la tête, au moins le nez hors de l’eau. Il est un petit poisson dans une mare pas très grande que domine Baxter, archétype du surfeur un peu branleur, qui fabrique et répare des planches à l’occasion mais qui surtout gère plus ou moins, avec l’aide de deux associés pas très tendres les trafics dans lesquels Ferrer est impliqué. Et arrive le point de bascule. La frustration de Ferrer explose lorsqu’il estime que Baxter essaie de le flouer. Le ton monte, les coups pleuvent et Ferrer étale Baxter pour le compte avant de partir avec une belle somme trouvée dans un tiroir.
À partir de là commence une course-poursuite dans les bois que commence à ravager Klaus, entre Ferrer et Baxter et ses acolytes. Et au milieu de ce chaos, un vieil homme coupé du monde qui ressasse sa guerre d’Algérie, l’époque où il était le meilleur bûcheron du coin, et sa haine du monde d’aujourd’hui avec ses arabes partout, ses jeunes fainéants qui ne respectent rien, ses vieux geignards, ses politiciens menteurs, ses trous du cul de gauchistes, ses flics mous du gland… tout, en fait, qui l’énerve et l’effraie. Et bien entendu, tout ce beau monde va finir par se rencontrer.
La réussite de Marin Ledun dans ce nouveau roman, c’est indéniablement sa capacité à écrire un roman sans temps mort, une poursuite épique à sa façon, avec son lot de confrontations dans une atmosphère apocalyptique particulièrement bien rendue (qui a vécu Klaus ou, dix ans auparavant, Martin en direct live au milieu des pins s’y retrouvera totalement), sans rien abandonner du roman noir social dont il est aujourd’hui un des meilleurs représentants français. Surtout, il le fait en évitant le didactisme lénifiant. Et si l’on ne trouvera pas dans ce huis-clos du pignadar de héros positif, chacun portant en bandoulière ses peurs, ses échecs et ses haines recuites, Marin Ledun ne porte pas de jugement définitif sur ses personnages et pousse insensiblement le lecteur à ne pas en chercher non plus. Il décrit ces hommes tels qu’ils sont et dresse un portrait finalement mesuré de ces gens qui se débrouillent comme ils peuvent à la marge d’une société qui est déjà géographiquement et économiquement marginale ; cette côte qui vit autant du tourisme qu’elle le subit, coincée entre une économie moderne à haute mais courte rentabilité menée par des groupes qui profitent de cette situation particulière et un fonctionnement social et économique traditionnel fondé sur la propriété agricole – sylvicole ici – et l’exploitation d’une main-d’œuvre à bas coût. Difficile quand on n’est ni un investisseur épaulé par une grosse boîte, un fonctionnaire, un commerçant, un propriétaire ou un héritier, de tirer son épingle du jeu. Difficile aussi, isolé là mais toujours connecté malgré tout avec le vaste monde, de ne pas céder à la méfiance vis-à-vis de l’autre ou à la peur.
Tout cela, Marin Ledun le dit bien sans faire de long discours et, qui plus est, à travers un suspense particulièrement tendu. Un plaisir de lecture.
Marin Ledun, Ils ont voulu nous civiliser, Flammarion, 2017. 227 p.
Du même auteur sur ce blog : Les visages écrasés ; La guerre des vanités ; L’homme qui a vu l’homme ; Au fer rouge ; En douce ; Salut à toi, ô mon frère ; Mon ennemi intérieur ; Leur âme au diable ;