Au fer rouge, de Marin Ledun

Publié le par Yan

Avec L’homme qui a vu l’homme, Marin Ledun nous offrait l’an dernier un des tous meilleurs romans noirs de 2014 (et des années précédentes, d’ailleurs). Mais si l’enquête d’Iban Urtiz sur la disparition du militant basque Jokin Sasko avait pris fin, nombre de ses protagonistes n’ont pas disparus. C’est quatre ans après les faits décrits dans L’homme qui a vu l’homme que débute Au fer rouge avec de nouveau une disparition ; celle de Domingo Augusti, maillon d’un trafic de drogue entre l’Espagne et la France. Une disparition bien brève cependant, puisqu’Augusti refait littéralement surface enfermé dans une valise sur une plage des Landes après un périple sous-marin dans le golfe de Gascogne. Voilà un cadavre encombrant pour ceux qui pensaient s’en être débarrassé définitivement, une équipe de policiers français corrompus et de nervis de l’antiterrorisme espagnol dirigés par Javier Cruz.

Marin Ledun se place d’emblée avec une des citations qui ouvrent le roman dans la trace de Don Winslow. Et s’il cite une phrase de Savages[1], c’est incontestablement vers La griffe du chien qu’il louche dans son désir de démonter complètement les mécanismes de la corruption et de la compromission qui sont à l’œuvre sur les terres où se sont affrontés ettaras et services plus ou moins officiels de police et ou l’ébauche d’un processus de paix pourrait pousser certains des acteurs du conflit à se reconvertir dans de nouveaux secteurs d’activités.

Ainsi, comme chez Winslow, l’on va suivre une galerie de personnages représentant chacun une facette du phénomène à l’œuvre, du problème ou, allez savoir car l’optimisme n’est pas forcément de mise ici, de la solution. Il y d’abord l’équipe chargée de l’enquête sur le meurtre d’Augusti. Une équipe montée de façon a ne pas risquer de résoudre l’affaire : Simon Garnier, impliqué dans le meurtre et qui n’a donc aucun intérêt a trouver les coupables, Axel Meyer, chef du groupe dépêché par son supérieur pour ne surtout pas orienter l’enquête du côté des barbouzes engagés dans la lutte contre ETA et, surtout, Emma Lefebvre, jeune policière hantée par l’attentat du 11 mars 2004 à Madrid dans lequel elle a été blessée et entièrement tournée, de manière obsessionnelle, vers la lutte contre le terrorisme basque quand bien même Al Qaïda a revendiqué l’attentat dont elle a été victime. Il y a ensuite les barbouzes espagnols qui ne peuvent plus combattre les ettaras et cherchent un moyen de se reconvertir. Trafic de drogue, opérations immobilières juteuses et corruptions de notables locaux du côté de Bayonne sont au programme de Javier Cruz et de son bras droit Aarón Sánchez, redoutables tueurs évoluant aux limites de la folie. Et puis il y a tous ceux qui se trouvent indirectement touchés, militants écologistes, enfants réclamant justice pour leurs pères, escort girl frayant au milieu de ce marigot…

Au fer rouge est donc incontestablement un roman ambitieux, tout comme l’était L’homme qui a vu l’homme. Peut-être même l’est-il encore plus, puisqu’il ne s’agit pas de démonter la mécanique d’un fait particulier comme la disparition d’un militant basque, quand bien même cela ouvrait sur une perspective bien plus large, mais de mettre en lumière la complexité des alliances nouées à la fois du côté de l’antiterrorisme français et espagnol, ces derniers et une pègre internationale ainsi que les notabilités locales tirant profit des événements. Par ailleurs, Marin Ledun s’attache à chercher les ressorts intimes, pas toujours logiques, qui dictent la conduite de ses personnages et plus particulièrement celui d’Emma Lefebvre qui est le véritable point central du roman.

Cette ambition alliée à un sens aigu de la dramaturgie fait d’Au fer rouge un livre extrêmement prenant et intéressant qui a sans doute aussi à certains moments les défauts de ses qualités. L’intrigue très touffue et la volonté de traiter des problématiques qui, pour être liées, n’en sont pas moins très diverses – trafic de stupéfiant, lutte antiterroriste, immobilier, pollution, luttes identitaires, traumatismes collectifs et personnels – oblige parfois l’auteur a des raccourcis ou a faire coller un peu artificiellement certains éléments, au risque de l’invraisemblance, pour les besoins de son intrigue et du rythme de celle-ci.

S’il n’atteint donc pas l’extrême justesse de L’homme qui a vu l’homme – et peut-on vraiment le lui reprocher tant la barre était haute ? – ce deuxième volet de l’œuvre basque de Marin Ledun vaut toutefois que l’on s’y attarde et s’extrait sans problème de la masse des romans noirs tant par son ambition que par sa peinture de personnages d’une belle complexité.  

Marin Ledun, Au fer rouge, Ombres Noires, 2015. 459 p.

Du même auteur sur ce blog : Les visages écrasés ; La guerre des vanités ; L’homme qui a vu l’homme ; En douce ; Ils ont voulu nous civiliser ; Salut à toi, ô mon frère ; Mon ennemi intérieur ; Leur âme au diable ;


[1] L’hommage ne s’arrête pas là, Marin Ledun fait aussi des clins d’œil appuyés à Winslow à travers quelques traits d’écriture.

Publié dans Noir français

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V
j'aime ce que fait M Ledun,, proche du monde du travail, des problèmes sociaux
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Y
Oui, c'est vrai. Là, on est plus du côté des problèmes politiques et même parfois de l'action pure.
P
Salut Yan, je viens de mettre mon avis en ligne, et si je préfère Au fer rouge pour justement la complexité des personnages, j'ai tout de même bien du mal à me départager, tant ces 2 romans forment un fantastique diptyque. Je trouve aussi que Marin Ledun avec ce sujet a trouvé une recette, un ton, un rythme qui lui vont remarquablement bien. Il ne nous reste qu'à attendre le prochain ... Amitiés
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Y
Pour ma part, je trouve que L'homme qui a vu l'homme est plus abouti et cohérent même si celui-ci est très efficace.
J
Je suis dedans. Et je vois comme toi un lien avec la griffe du chien. Le problème étant que la situation au Pays Basque est quand même loin de celle de la frontière mexicaine, que les trafics sont loin d'avoir la même ampleur et de faire autant de morts ! Du coup, même si j'aime bien, je trouve pour l'instant qui'l force quand même un peu le trait.
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Y
Oui, c'est vrai. Mais même si on est pas au niveau de finesse de L'homme qui a vu l'homme, je trouve tout ça efficace et plutôt bien pensé. Et les personnages sont bons.