En douce, de Marin Ledun

Publié le par Yan

Il y a plus de deux ans de cela, nombreux étaient ceux – moi compris – qui trouvaient que L’homme qui a vu l’homme était le roman le plus abouti de Marin Ledun. Abouti par la grâce d’une intrigue au cordeau basée sur une riche documentation particulièrement bien exploitée sans verser dans la démonstration et de personnages forts et complexes. Avec En douce, Marin Ledun passe un nouveau palier en réussissant à conjuguer l’exploitation de thèmes qui lui sont chers avec une histoire surprenante et en avançant vers une certaine épure dans l’écriture.

En douce, donc, c’est l’histoire d’Émilie, jeune infirmière mutilée lors d’un accident de voiture. Devenue unijambiste, elle a sombré dans la dépression, peu à peu coupé les ponts avec ses relations, quitté son travail et finit par se faire embaucher dans un chenil. Là, entourée des animaux dont elle doit prendre soin à l’écart d’une petite ville de la forêt des Landes, Émilie rumine ses échecs, sa solitude, ses espoirs jetés à bas par l’accident… Pour exorciser ses démons, pour trouver une forme de revanche et certainement pour tout un tas d’autres raisons qu’elle ne sait comment exprimer, elle retrouve Simon Diez, qui conduisait la voiture qui a percuté la sienne, le séduit, l’entraine dans son mobil home, lui tire une balle dans la jambe et le séquestre.

Alternant les scènes du passé d’Émilie, de sa chute après l’accident, de sa recherche de Simon, et celle du présent, Marin Ledun met en place une étrange confrontation qui est moins celle entre la geôlière et son prisonnier qu’entre Émilie et elle-même. Car ses actes, dont elle ne sait vraiment où ils peuvent l’entrainer ont au moins la vertu de la forcer à regarder en face l’engrenage qui l’a menée dans ce chenil sous la chaleur étouffante d’un été landais et à ouvrir les yeux sur son otage par la même occasion. S’il n’est pas comme elle un déclassé – encore eût-il fallu pour cela qu’il fût « classé » à un moment : « Je n’ai rien, je ne suis rien, je fais ce qu’on me dit de faire depuis si longtemps que je ne me souviens même plus quand ça a commencé. » – Simon n’est jamais lui aussi qu’une autre petite main invisible d’une société dans laquelle l’existence passe avant tout par la consommation. Consommation de biens, consommation de personnes pour des aventures sans lendemain… Ne pas consommer, ne plus pouvoir consommer, c’est disparaître. Et ne plus pouvoir travailler, comme c’est le cas d’Émilie, c’est ne plus pouvoir consommer. Ainsi la manière dont Marin Ledun décrit la manière dont Émilie se dépouille – et se fait dépouiller – peu à peu de ses biens et de ses relations montre d’une manière vertigineuse la vitesse à laquelle arrivent le déclassement, la perte d’estime de soi, et la disparition finale des radars de ceux qui jusqu’alors vous voyaient encore. La relation qu’entretient Émilie avec Isabelle, mère de famille bien rangée, est d’ailleurs aussi belle et tragique qu’édifiante.    

Tout cela, Marin Ledun le dit avec une singulière et ô combien louable économie de moyens. « Une écriture à l’os » comme se plaît à dire le chroniqueur en manque d’imagination, qui participe à merveille du sentiment d’étouffement qui saisit autant le lecteur que le magnifique personnage principal. Et tout cela sans didactisme, sans explications lénifiantes, de manière à faire passer un message, oui, mais à laisser le lecteur tirer ses propres conclusions. En douce représente ainsi une fort belle alliance entre thriller tendu et roman noir social. C’est une incontestable réussite.

Marin Ledun, En douce, Ombres Noires, 2016. 251 p.

Du même auteur sur ce blog : Les visages écrasés ; La guerre des vanités ; L’homme qui a vu l’homme ; Au fer rouge ; Ils ont voulu nous civiliser ; Salut à toi, ô mon frère ; Mon ennemi intérieur ; Leur âme au diable ;

 

 

Publié dans Noir français

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C
Yep, très bel article<br /> Pour ceux qui veulent en lire plus sur Marin, un poil d'autodrome de la part de MH<br /> http://www.milieuhostile.net/en-douce-marin-ledun/
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M
Une chronique qui donne envie de découvrir Marie Ledun... Merci !
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Y
Avec plaisir !
D
Bravo ! C'est à chaque fois un plaisir de lire vos billets qui donnent tant envie de lire.
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Y
Merci!