Quand travailler tue : Les visages écrasés, de Marin Ledun
Certes, j’arrive bien en retard pour parler des Visages écrasés tant on a parlé de ce roman depuis sa sortie. Mais il n’est sans doute jamais complètement vain de revenir sur un livre que l’on a aimé. Et qui sait, peut-être certains lecteurs de ce blog ne l’ont pas encore lu.
Carole Matthieu est médecin du travail sur le site d’une grande entreprise de téléphonie. Depuis des années, elle voit se succéder dans son bureau la cohorte des salariés en souffrance, écrasés par les méthodes de management sauvage, les pressions, les divisions entretenues par la direction… Quand, une nouvelle fois elle reçoit Vincent Fournier, dépressif, suicidaire, amaigri, l’ombre de lui-même qui persiste à dire qu’ « ils » n’auront pas sa peau, Carole Matthieu ne peut que constater que c’est déjà fait depuis longtemps. « Ils » l’ont eu.
Et il faut que cela se sache une bonne fois pour toute. Carole décide de tuer Vincent, pour lui éviter de perdre sa dignité en se suicidant. Un médecin du travail qui tue son patient, voilà qui devrait enfin réveiller les médias et permettre de faire passer sur le devant de la scène la question de la déshumanisation des salariés, de ce système qui broie des femmes et des hommes au nom de la sacro-sainte productivité et des dividendes à reverser.
Sauf que, une fois qu’elle est passée à l’acte, Carole Matthieu se rend compte que les choses ne vont peut-être pas se passer ainsi. L’écoutera-t-on vraiment ? Ne sera-t-elle pas considérée seulement comme une folle meurtrière ? Elle ne va donc pas avouer. Elle va revenir travailler et chercher à faire éclater la vérité autrement. Elle se trouve entraînée dans un engrenage qui la tire désespérément vers le fond.
Les visages écrasés est un livre saisissant. Raconté à la première personne par Carole Matthieu, narrateur sous pression, qui ne tient plus que grâce aux psychotropes, rongée par l’impuissance et la rage, ce roman nous entraine dans une longue apnée de 300 pages durant laquelle Marin Ledun réussit le tour de force de nous faire nous identifier à son personnage principal, à partager son désarroi et sa colère. Un ressentiment, forcément subjectif, contrebalancé régulièrement par des documents bruts, rapports médicaux, mails de la direction aux employés…, dont on sent bien - Marin Ledun étant un spécialiste de la question , par ailleurs auteur d’un essai sur le sujet, Pendant qu’ils comptent les morts – qu’ils s’inspirent de sources véritables.
Roman militant, sans doute, Les visages écrasées ne fait cependant pas l’impasse sur la complexité du sujet. Les victimes d’un jour, sont aussi les bourreaux de la veille ou du lendemain. Plus que les hommes, qui souffrent finalement tous et se replient sur eux-mêmes dans une société de plus en plus individualiste, c’est le système qui est en cause, le système de production et d’organisation qui ne voit plus dans le salarié un être humain, mais un instrument à son service. C’est dans un monde où l’entreprise n’a plus taille humaine, une organisation du travail dans laquelle ceux qui prennent les décisions sont déconnectés du réel et ne voient pas, ou ne veulent pas voir, que, quelques échelons plus bas, ce sont des femmes et des hommes qui subissent une pression insoutenable mais qu’ils persistent à vouloir soutenir : par fierté, par amour-propre, parce que craquer c’est montrer que l’on n’est pas capable.
Marin Ledun malgré l’urgence du récit de Carole Matthieu nous dévoile ainsi une mécanique impitoyable que les médias, malgré les événements dramatiques auxquels nous sommes malheureusement de plus en plus habitués, n’abordent que d’une manière superficielle.
Un roman oppressant, servi par une écriture terriblement efficace. Édifiant.
Marin Ledun, Les visages écrasés, Seuil, Roman noir, 2011.
Du même auteur sur ce blog : La guerre des vanités ; L'homme qui a vu l'homme ; Au fer rouge ; En douce ; Ils ont voulu nous civiliser ; Salut à toi, ô mon frère ; Mon ennemi intérieur ; Leur âme au diable ;