Leur âme au diable, de Marin Ledun
En juillet 1986, près du Havre, deux camions d’ammoniac destinés à une usine de fabrication de cigarettes sont braqués. Sur les lieux, la police trouve quatre cadavres carbonisés. À quelques kilomètres de là trois autres hommes ont été exécutés. L’inspecteur Simon Nora, de la brigade financière, est depuis quelques mois chargé de ces braquages de camions qui semblent être devenus soudainement à la mode. Nora est curieux et consciencieux, « Lui, ce qui l’intéresse, ce sont les causes et les conséquences dissimulées ». Il va être servi. Ces causes et ces conséquences, il va travailler dessus vingt années durant.
Face à lui, David Bartels, lobbyiste au service de la deuxième société de tabac en Europe. Son travail à lui, c’est d’affaiblir la concurrence, de contrer ou de tordre les politiques de santé qui s’en prennent au portefeuille des cigarettiers et de faire en sorte que tout un tas de causes et de conséquences demeurent dissimulées. Nora a normalement l’État et même l’Europe derrière lui. Bartels, lui, a l’argent et les élus.
Autour d’eux gravitent encore d’autres personnes aux intérêts ou aux obsessions divergents. Il y a Brun le policier qui recherche une jeune fille disparue, Sophie Calder et son agence de « mannequins », Muller qui se charge des basses besognes de Bartels… Autant de personnes qui seront amenées à se croiser pendant deux décennies, rarement pour le meilleur.
Par la masse des informations à traiter, l’ampleur et la sensibilité du sujet, Leur âme au diable est certainement le plus ambitieux des romans de Marin Ledun depuis L’homme qui a vu l’homme qui traitait de la politique de répression du mouvement indépendantiste basque en France. Et comme dans ce roman, l’auteur réussit avec brio à utiliser sa documentation que l’on imagine très riche sans verser dans l’exposé. Sans doute parce que le sujet, par tout ce qu’il charrie de secrets d’alcôves, de manœuvres souterraines, de coups bas et de chausse-trappes est en lui-même éminemment romanesque. Certainement aussi parce que les personnages auxquels Marin Ledun donne vie ne demeurent pas les archétypes qu’ils semblent être au départ mais sont dotés d’une véritable épaisseur. Êtres pétris de contradictions et guidés chacun à leur manière par des obsessions qui finissent par les dominer, ils incarnent de formidables figures tragiques.
C’était une gageure pour le romancier d’emmener avec lui le lecteur dans les méandres du lobbying économique d’une part, et les rouages de la police financière d’autre part. Marin Ledun y arrive incontestablement. Sans grandes démonstrations, au plus près de ses personnages, il livre un roman noir politique de la plus belle eau, une de ces fictions – car c’en est bien une – assez puissantes pour devenir dans l’esprit du lecteur une véritable tranche de réalité.
Pour aller un peu plus loin, on peut lire aussi l’interview de Marin Ledun chez les amis de Milieu Hostile.
Marin Ledun, Leur âme au diable, Gallimard, Série Noire, 2021. 602 p.
Du même auteur sur ce blog : Les visages écrasés ; La guerre des vanités ; L'homme qui a vu l'homme ; Au fer rouge ; En douce ; Ils ont voulu nous civiliser ; Salut à toi, ô mon frère ; Mon ennemi intérieur ; Aucune bête ;