La ligne, de Jean-Christophe Tixier
De nuit, escorté par des militaires, un homme trace une ligne qui traverse un village et continue de s’enfoncer dans la campagne. Avant l’aube, le sang du traceur se mêle à la peinture blanche. Son escorte ne lui pas servi à grand-chose. Ce que découvre le village au matin, c’est cette ligne imposée par le gouvernement qui devra diviser la communauté en deux.
Ne l’est-elle pas déjà un peu, d’ailleurs ? Entre la famille Polora, dont les trois frères tiennent les trois gros commerces du village– le supermarché, l’hôtel-bar-restaurant et la station-service – et les Wasner dont le patriarche, Patrick, est aussi maire de la commune et dont la fille, Louise, est une agricultrice bien ancrée dans sa terre, il y a des tensions : Jacques Polora ne rêve-t-il pas de ravir la mairie à Patrick Wasner ? Et la ligne n’est-elle pas l’occasion de commencer à faire campagne ?
Avec La ligne, Jean-Christophe Tixier reste fidèle à ses précédents romans qui mettaient aussi en scène des petites communautés villageoises sapées par les non-dits, les ambitions des uns, les désirs de justice de certains, l’envie de fuir parfois. Mais plutôt que de s’ancrer cette fois dans le passé – encore qu’il soit présent par le simple fait que les personnages que l’on rencontre en ont un, bien sûr – il nous propose une (très) légère anticipation dans une France où un gouvernement et un Parlement dont on ne sait plus qui ils représentent ont décidé de couper en deux le pays. Pourquoi ? Le mystère demeurera. Ce n’est pas comment la ligne est arrivée qui compte, mais l’effet qu’elle produit sur des gens qui eux-mêmes n’en savent pas grand-chose. Délimitation arbitraire, elle n’exclut pas une catégorie particulière de personnes mais crée tout simplement deux camps. Alors, les vieux désaccords deviennent des haines, les vieilles humiliations demandent des vengeances, et le fait même d’appartenir à un camp, que ce soit une famille ou un côté de la ligne nécessite, une fidélité qui, si elle n’est pas clairement affichée, crée la suspicion.
La ligne est là donc, et elle ne fait qu’exacerber des différends anciens. Car ce qui intéresse Jean-Christophe Tixier, ce sont les femmes et les hommes, leurs ambitions, leurs rêves et leurs contradictions. À l’exception d’une enfant qui incarne encore l’innocence, toutes et tous charrient leur passé, leurs déceptions, leurs espoirs parfois pas encore anéantis. Dans ce chaos des prises de positions, des émotions, des aveuglements aussi, se met peu à peu en place une mécanique mortifère dont on se demande si quelqu’un réussira à la briser ou au moins s’en extraire.
Dans cette fable noire et réaliste, Jean-Christophe Tixier démontre une fois encore son talent pour sonder les tourments de ses personnages et nous rappelle que s’il y a des lois iniques ou des décisions injustes, il y a aussi, tout en bas, des femmes et des hommes qui ont encore un libre-arbitre et pas toujours envie de l’utiliser à bon escient.
Jean-Christophe Tixier, La ligne, Albin Michel, 2023. 349 p.
Du même auteur sur ce blog : Les mal-aimés ; Effacer les hommes ;