Effacer les hommes, de Jean-Christophe Tixier
C’est singulièrement par le biais d’un huis-clos que Jean-Christophe Tixier aborde le sujet de l’émancipation.
Celle, rêvée jusque-là, d’Ève, qui désire de toute force quitter l’auberge familiale pour rejoindre Paris. On est en 1965, dans le sud de la France, au bord d’un lac de barrage en train d’être vidangé ; à la radio, comme en écho à la frustration d’Ève, les Rolling Stones chantent (I Can’t Get No) Satisfaction et les Beatles Ticket To Ride, et dans sa chambre la jeune femme conserve précieusement un exemplaire de Barbarella, héroïne dont elle a fait son modèle et qui, peut-être, lui donnera le courage de partir.
C’est aussi de l’émancipation de Victoire, dont il est question. Victoire, la « tante » d’Ève et Ange, enfants adoptés, et patronne de l’auberge, qui s’éteint lentement dans son lit en revivant le passé depuis cet été 1936 où elle est venue camper là. Cet été où elle a rencontré Joseph, un vigneron plus âgé qu’elle et veuf. Celui qui pour elle a vendu sa vigne et acheté l’auberge, permettant à Victoire de laisser derrière elle sa condition d’ouvrière.
Et puis il y a sœur Marie Clément-Maurice, fille du premier lit de Joseph. Elle, n’a jamais su s’émanciper, enfermée dans le souvenir de son père et de la vigne. Écrasée par la seule présence de Victoire, elle n’a su que fuir en entrant dans les ordres. Elle revient maintenant avec beaucoup de questions dont elle craint les réponses et agite un passé que le lac qui se vide va peut-être rendre au grand jour.
Joseph est mort depuis longtemps, son fils est parti sans laisser de nouvelles, Ange n’a pas toute sa tête, et Denis, l’ingénieur qui veille à la vidange du barrage, apparaît comme un être falot. Ils ne commandent plus rien ici, mais pourtant leur présence à tous est écrasante. Marie s’accroche à celle du souvenir de son père, Victoire continue de lutter pour l’effacer et Ève voit son frère comme un fil à la patte et Denis comme, peut-être, un moyen, certes médiocre, de s’échapper.
C’est ainsi que durant ces quelques jours d’août 1965, la tension monte aussi inexorablement que le barrage se vide. Car il n’y a pas dans Effacer les hommes de suspense insoutenable ou d’explosions de violence. Pourtant, Jean-Christophe Tixier entretien cette tension, l’alimente sans avoir l’air d’y toucher, démontrant encore après Les Mal-Aimés le talent avec lequel il joue de la psychologie de ses personnages et dont celle-ci résonne avec les lieux dans lesquels il les installe. Ainsi attend-on les révélations sur le passé autant que l’éventuel dérapage dans le présent et, bien entendu, la manière dont Ève saura ou pas se libérer des liens qui la retiennent à l’auberge. La terre, dit Victoire, « soumet les hommes ». Mais peut-on libérer les gens malgré eux, et ne substituons-nous pas de nouvelles entraves à celles que l’on a brisées ? C’est aussi la question qui se posera ici.
Jean-Tixier, Effacer les hommes, Albin Michel, 2021. 300 p.
Du même auteur sur ce blog : Les Mal-Aimés ; La ligne ;