Je ne suis pas encore morte, de Lacy M. Johnson

Publié le par Yan

Un soir d’été, une femme titube hors d’un immeuble, monte dans sa voiture et roule jusqu’au commissariat. À son poignet, elle porte encore un des anneaux de fixation avec lesquels l’homme qu’elle avait quittée depuis plusieurs mois l’a attaché à une chaise de fortune quelques heures plus tôt dans une pièce insonorisée.

Ce qui s’est passé ce jour-là dans cette pièce, Lacy M. Johnson ne le dira – brièvement – que bien plus tard dans le livre. Car ce qui compte, ce n’est pas tant de dire les sévices qu’elle a subie à ce moment précis, que tout le parcours qui l’a menée là et ensuite les années durant lesquelles il a fallu continuer à vivre avec ces souvenirs mouvants. Cette mémoire avec ses replis dans lesquels ils se dissimulent, ressurgissent, se transforment. Le regard des autres aussi.

« Il y a l’histoire que j’ai, et l’histoire qu’il a, et il y a une histoire que la police conserve dans la Salle des Pièces à Conviction de la Police. Il y a l’histoire que la journaliste raconte dans le journal. Il y a l’histoire que La Femme Policier a décrite dans son rapport ; son histoire n’est pas mon histoire. […]. Il y a l’histoire qui vous restera quand vous refermerez ce livre. C’est un infini réseau d’histoires. Cette histoire me dit qui je suis. Elle me donne un sens. Et j’ai tellement besoin d’avoir un sens. »

L’histoire de Lacy Johnson est celle d’une femme ordinaire confrontée à une situation qui, jusqu’à ce qu’elle bascule dans le fait divers, l’est malheureusement tout autant. En racontant son histoire, elle parle de l’image de la femme dans notre société, d’une dictature de l’apparence qui tient pour beaucoup à la domination masculine mais dont elle assume aussi d’avoir pu l’assimiler jusqu’à en faire l’objet de ce qu’elle a pensé être son propre désir.

« Cette image, du soi, n’appartient pas à tout le monde à égalité. En tant que femme, je dois me surveiller constamment […] Depuis l’enfance, on m’a appris à surveiller, à policer et à entretenir mon image continuellement et, dans ce rôle – à la fois de surveillante et d’image que l’on surveille –, j’ai appris à me voir telle que les autres me voient : en tant qu’objet à examiner et à évaluer, en tant que vue. » Et en parlant d’elle, de la manière dont elle se reconstruit, Lacy Johnson bat en brèche quelques stéréotypes et met son bourreau à sa juste place : loin d’elle et de son monde.

C’est un exercice ardu et éminemment délicat auquel se livre l’autrice. Le risque est grand de laisser trop d’espace au sensationnel ou à un apitoiement certes sincère mais qui placerait le lecteur dans une position de voyeur. Celui aussi d’avoir l’air de vouloir parler à la place de toutes les femmes. Ces préventions sont vite levées. Lacy Johnson sait maintenir la juste distance. Cela tient à sa capacité à analyser les événements et sa propre vie avec un détachement suffisant sans éviter d’entrer dans une forme d’intimité. Aussi à une pudeur qui n’évite paradoxalement pas une certaine crudité par le biais d’une écriture au dépouillement de toute évidence bien pensé et très travaillé. Car si Lacy Johnson témoigne de ce qu’elle a vécu, son livre, quant à lui, témoigne aussi du fait que l’on a bien affaire ici à un écrivain de talent.

Lacy M. Johnson, Je ne suis pas encore morte (The Other Side, 2014), Sonatine, 2021. Traduit par Héloïse Esquié. 288 p.

Publié dans Essais

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