Évasion, de Benjamin Whitmer
Old Lonesome, Colorado, petite ville des montagnes Rocheuses, ne vit que pour et par la prison qui y est installée. C'est d'ailleurs à se demander si Jugg, le directeur de l'établissement n'est pas aussi le maître de la ville. Or, en ce soir de réveillon de 1968, douze détenus ont l'audace de se faire la malle au moment où un terrible blizzard s'abat sur Old Lonesome. Parmi eux, Mopar Horn, enfant du pays. Mopar a bien des comptes à régler avec Old Lonesome, et c'est réciproque. Face à cette évasion, Jugg bat le rappel de ses troupes. Gardiens et policiers, dont un certain nombre de vétérans du Vietnam, se lance dans la traque des fugitifs, accompagnés ce soir-là par deux journalistes de Denver.
Évasion ne pourrait être qu'un roman de traque de plus dans une littérature noire dont on pourrait considérer qu'il en est un genre parmi d'autres. Ce serait oublier que Benjamin Whitmer, aux romans duquel on a pris goût depuis la parutions en 2012 de Pike, offre toujours au lecteur des livres bien plus complexes et profonds qu'il n'y paraît de prime abord. Ainsi en va-t-il donc d'Évasion qui, sous une structure a priori classique - un récit choral alternant les points de vue entre un certains nombre de personnages - se révèle bien plus complexe et, surtout, se refuse à s'en tenir à la simple action, aussi prenante soit-elle par ailleurs.
Ce qu'annoncent les deux citations mises en exergue de ce roman, l'une de Jean Baudrillard, l'autre de Merle Haggard, c'est que la liberté comme l'enfermement ne peuvent se réduire à une simple question privation de mouvement. De fait, Mopar et ses codétenus en fuite, mais aussi une bonne partie de ceux qu'ils croiseront en chemin, gardiens compris, et certainement Jugg lui-même, ont tôt fait de s'apercevoir que hors les murs d'Old Lonesome c'est une autre prison qui s'ouvre à eux, juste un peu plus grande et certainement aussi bien plus violente car elle cache et se cache à elle-même sa véritable nature et s'habille des atours de la liberté. La manière dont tout le monde, dans cette traque sans répit et d'une rare violence, se heurte à des limites physiques, morales, ou au bras vengeur d'une justice pour le moins fluctuante selon qu'elle est celle du législateur ou de ceux qui doivent ou pensent devoir l'appliquer à leur manière, est bien la preuve de cette impasse.
L'autre grand thème d'Évasion, au-delà de cette fatalité, est celui de la manière dont on se construit suivant les histoires que l'on se raconte ou que d'autres racontent pour vous. Ainsi en va-t-il de Mopar, que Stanley, le journaliste, a au moment de son procès qualifié de "Petit Dillinger", un habit à la fois trop grand et trop mal taillé pour un homme qui n'a jamais pensé devenir un hors-la-loi. Mais il en va de même pour tout le monde ou presque, en cette nuit de 1968 et c'est d'ailleurs sans doute juste l'histoire que Stanley et son collègue Garret raconteront en fin de compte qui deviendra la vérité, plus que celle qui se déroule vraiment pour les uns et les autres.
Tout cela, et c'est le talent de Benjamin Whitmer, Évasion le dit en filigrane d'une histoire qui se déroule au grand galop, sans temps morts, menée avec un sens aigu du rythme et du suspense tout en prenant le temps de camper des personnages extrêmement marquants mais aussi et surtout ambigus, chargés de contradictions, à l'image de Mopar, bien entendu, mais aussi de Jim Cavey, le traqueur professionnel ou de Dayton la femme hors-la-loi ou qui, à tout le moins se voit comme telle.
Avec ce troisième roman, Benjamin Whitmer confirme qu'il est un des auteurs de noir actuels les plus intéressants et - ce n'est pas rien - qu'il sait se renouveler.
Benjamin Whitmer, Évasion (Old Lonesome, 2018), Gallmeister, 2018. Traduit avec talent par Jacques Mailhos. 407 p.
Du même auteur sur ce blog : Pike ; Cry Father ; Les Dynamiteurs ;