Les Paralysés, de Richard Krawiec
« Ça n’avait pas toujours été comme ça. Lorsqu’il était petit, tout le monde s’entendait bien. Ils partageaient la même misère – la bouffe en conserve, le chèque de l’aide sociale, les fuites dans les toits, les cafards et les rats –, chacun en prenait son parti. C’était ce qu’ils connaissaient. C’était normal. Mais ils croyaient tous que c’était temporaire. Ils croyaient en un avenir meilleur. La cité n’était qu’une étape vers quelque chose de mieux. Ils se raccrochaient à l’espoir. »
L’espoir s’est envolé depuis longtemps, ici, dans cette cité gangrenée par le chômage, la drogue et la violence de plus en plus forte que ramènent avec eux les vétérans du Vietnam. La police évite les lieux, les transports en commun semblent les contourner, et un mystérieux fourgon s’arrête parfois pour ramasser quelqu’un qui se réveillera plus tard avec des sutures et une douleur lancinante. Mais on peut très bien vivre avec un seul rein.
Donjie, lui, a perdu ses deux jambes dans un accident alors que son frère, Kevin, conduisait une voiture volée. Lorsque l’adolescent rentre chez lui, sa mère, Big Sue, a déjà vendu son lit mais lui a installé un tapis de sol derrière le canapé. Rongé par la culpabilité, Kevin fuit la présence de Donjie, s’enfonce dans la dépression et la drogue. Quant à Charlene, la petite sœur qui semble être la seule à trouver leurs vies anormales, Big Sue refuse qu’elle aille à l’école et préfèrerait l’utiliser pour payer le loyer à leur gros porc de propriétaire ; c’est pourquoi elle s’enferme dans la cave pour faire des expériences avec des grenouilles.
Les voilà donc, les paralysés du titre, et avec eux Michelle, la copine de Kevin, qui vit en face avec son petit frère, Zip, et recueille Donjie pendant que Big Sue utilise sa pension d’invalidité pour acheter des pilules diverses et de l’herbe. Ils sont donc là, dans cette cité dont ils ne savent sortir et qui n’a plus rien de la communauté un peu soudée qu’elle a peut-être pu être à une époque lointaine. Partis, morts, emprisonnés, les hommes sont absents u n’apparaissent que pour profiter des femmes qui, à leur tour profitent des enfants.
Demi-enfant porté par ses moignons et une planche de skate, Donjie voudrait espérer. Mais quoi ? Il faut une grosse dose d’imagination quand on a toujours été assigné en ces lieux pour oser penser que l’on pourrait trouver sa place en dehors de ce cul de basse-fosse. Il y a ceux, comme Michelle, qui essaient et se heurtent au mépris et la peur de l’extérieur et les autres, qui ont depuis longtemps cessé de se raccrocher à l’espoir. Contre toute attente, Donjie que ses mutilations auraient pu finir d’enfoncer dans ce marasme en attendant la mort, se raccroche à de minuscules espérances. À celle d’être aimé, d’abord, de peut-être être quelqu’un ensuite, et pas seulement l’estropié qui se tortille au sol.
On l’a déjà dit – mais le dira-t-on jamais assez ? – à propos de ses précédents romans, Richard Krawiec a le don de mettre en lumière et même de jeter à la figure du lecteur la misère sans pour autant verser dans le misérabilisme. Mieux encore, en décrivant ces personnages piétinés par la vie tels qu’ils sont, plutôt que comme on voudrait qu’ils soient – ordures patentées ou innocentes victimes aux cœurs d’or – non seulement il en fait de vrais êtres humains avec ce que cela comporte d’ambiguïtés et d’ambivalence, mais il ne les assigne pas non plus arbitrairement à une place et, plus que tout, il les respecte. Sans doute même les aime-t-il. Susciter l’empathie sans la pitié, trouver de la beauté dans ce monde sordide, émouvoir sans céder à la facilité de l’exhibition obscène et faire éprouver la beauté d’un amour simple dans une histoire qui ne peut avoir de happy end, c’est la marque du grand écrivain qu’est Richard Krawiec.
Richard Krawiec, Les Paralysés (The Paralyzed, 2022), Tusitala, 2022. Traduit par Anatole Pons-Reumaux. 344 p.
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