Pike, de Benjamin Whitmer
Pike, vieux truand reconverti dans la construction, voit débarquer un matin d’hiver des années Reagan la jeune Wendy, douze ans, sa petite fille qu’il n’a encore jamais vue. C’est que Pike a quitté son foyer, sa femme qu’il battait et sa fille, Sarah, depuis bien longtemps. Mais en apprenant que Sarah est morte, et même si on lui dit que c’est d’une overdose, Pike veut trouver un coupable et part donc pour Cincinnati avec Rory, jeune boxeur qu’il a pris sous son aile. Ils ne sont pourtant pas seuls à écumer les bas-fonds et à piétiner la neige sale qui recouvre la ville. Derrick, flic pourri jusqu’à la moelle, traine aussi par là et tourne autour de Wendy.
Errance de personnages malmenés par la vie, pervertis par le monde de violence dans lequel ils ont vécus ou naturellement corrompus, Pike, premier roman de Benjamin Withmer, suinte la noirceur. Entre un trou du Kentucky peuplé de prolos aussi imposants que vides de sentiments (« Ils l’ont pas encore fabriquée, la cartouche de fusil à pompe capable de perforer trois cents bonnes livres de gros bouseux du Kentucky ») et les quartiers à putes et camés de Cincinnati, on patauge avec les personnages dans cette neige constamment grisâtre et boueuse qui ne dissimule plus rien de la laideur des lieux. Collés aux basques de Pike ou de Derrick, on découvre un paysage aussi bien géographique que mental totalement ruiné d’une Amérique bien loin des golden boys de Wall Street et des yuppies des années Reagan. On plonge dans la merde et la violence sadique d’un lumpenprolétariat parqué dans quelques quartiers ou patelins en ruines et qui évolue dans une autre dimension que le reste de la société.
Là, les bons sentiments n’ont rien à faire et les portes de sortie ne sont qu’illusion. Une illusion derrière laquelle court Rory mais aussi, dans une certaine mesure, Pike, qui veut moins faire la lumière sur les causes de la mort de sa fille qu’essayer de comprendre comment il est devenu ce qu’il est sans pour autant désirer changer. C’est cette faible lueur d’humanité, entretenue par la présence de Wendy et de Rory, qui place finalement Pike du côté des « bons » face à un Derrick qui lui ressemble comme deux gouttes d’eau et qui ne diffère de lui que par l’absence totale et littérale de cœur puisqu’il est maintenu en vie par un pacemaker déréglé qui l’empêche de dormir.
Si ce voyage dans les entrailles d’une Amérique bien loin du Welfare State vaut que l’on s’y engage, c’est que Benjamin Whitmer, par l’intelligence et la grâce d’une écriture qui sait mêler un certain lyrisme à la sécheresse de ton dans des courts chapitres remarquablement bien construits, réussit à entraîner le lecteur dans un monde peu ragoûtant et terriblement violent sans jamais passer la fragile frontière qui sépare le très bon roman noir, à la Jim Thompson ou à la Harry Crews, du voyeurisme le plus crasse. Parce que, aussi, Whitmer aime ses personnages sans magnifier ou cautionner leurs actes, cherchant à malgré tout laisser transparaître parfois cette petite lueur d’humanité qui les rend si proche de nous et que, malgré la noirceur, l’humour – noir aussi – est toujours là, laissant à penser que tout n’est peut être pas aussi désespéré.
« -T’es aussi grave que ton grand-père, dit Rory.
-Comment ça ? demande-t-elle en se replongeant dans son livre.
-Lui non plus y a pas moyen de le sortir de ses livres. C’est pour ça qu’il a aucun ami. Il passe son temps à lire des livres bizarres. Ou à insulter ceux qui les ont pas lus.
Les yeux de Wendy se tournent furtivement vers Pike.
-Ça m’étonnerait qu’on lise les mêmes, dit-elle.
-Moi aussi ça m’étonnerait, dit Rory. Personne lit les mêmes livres que Pike lit. J’ai fait l’erreur d’en ouvrir un, une fois. Je me suis réveillé deux jours plus tard allongé sur le sol, avec le mal de crâne d’un type qu’on aurait assommé à coup de démonte-pneu. Je me rappelle même plus de quoi ce foutu truc parlait.
-Je t’imagine facilement te retrouver K.-O. à la simple vue d’un truc à lire, dit Wendy. »
Benjamin Whitmer, Pike (Pike, 2010), Gallmeister, 2012. Traduit par Jacques Mailhos.
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