Cry Father, de Benjamin Whitmer
« -Tu te rappelles de l’hôpital ?
Il fait non de la tête.
-Tu as deux os fêlés, un muscle claqué, une foulure au poignet. Je ne savais même pas qu’on pouvait se fouler le poignet, mais c’est ce que tu as fait. Tu as aussi le nez cassé. Apparemment, tu as dû te faire ça en te prenant le plancher de ta cabane en pleine face à peu près juste avant ton deuxième pas dans l’entrée. Il a aussi été question des taux de cocaïne et d’alcool que tu avais dans l’organisme, tous deux suffisamment élevés pour être potentiellement mortels.
-De l’intérieur, ça paraissait bien pire, dit Patterson. »
Depuis que Justin, son fils, est mort, Patterson Wells sombre dans la dépression et l’alcool. Entre deux chantiers sur lesquels il travaille aux quatre coins du pays, il revient dans sa cabane de la Mesa, sur les hauteurs encore sauvages de Denver. Ici l’isolement le préserve un peu d’un monde extérieur dans lequel il ne désire plus vivre. Mais son aspiration à la solitude est bousculée par sa rencontre avec Junior, le fils de son ami Henry. Brouillé à mort avec son père, violent, drogué, Junior brûle la chandelle par les deux bouts et sa vie n’est rythmée que par ses bagarres de bar et ses voyages entre le Colorado et le Mexique pour convoyer de la drogue. La collision de ces deux âmes brisées les aide à se révéler à eux-mêmes mais les entraine aussi dans une errance constellée de violence et de sang.
Trois ans après le remarqué Pike, Benjamin Whitmer est de retour avec un roman qui, s’il reprend des thèmes qui émaillaient déjà son premier livre – notamment la question de la paternité et en particulier celle de l’absence du père ou de son incapacité à protéger ses enfants du monde comme de lui-même – change néanmoins assez sensiblement de style. Là où Pike suivait une trame bien ordonnée avec la quête du héros et sa confrontation avec un adversaire redoutable, Cry Father se focalise bien plus sur la relation des deux personnages principaux et sur la manière dont leur haine de soi et du monde extérieur les pousse à s’entrainer réciproquement sur un chemin dont ils savent qu’il aboutira tôt ou tard à une impasse.
Il n’y a pas chez Whitmer la moindre volonté de juger ses personnages, que ce soit pour les dédouaner où dénoncer leurs comportements. Ils sont là, ils agissent, souvent contre le bon sens, parce qu’ils sont comme ça, parce que la vie, avec ses bons et ses mauvais moments, les a façonné ainsi. Et parce qu’ils vivent dans cette Amérique des marges, plus ou moins abandonnée de l’État fédéral, coupée en tout cas des préoccupations de ce dernier et méfiante à son égard :
« -Tu sais ce qui me bouffe le plus, avec toutes ces conneries ? demande Junior en éteignant l’autoradio d’une main rageuse.
-Quelles conneries ?
-Waco. Le 11-Septembre. Toutes ces conneries que Brother Joe et Henry arrêtent pas de ressasser.
-Je t’écoute. […]
-Waco, le 11-Septembre, toutes ces conneries c’est de l’histoire ancienne. Donnez-nous en de la neuve, putain.
-Je crois qu’ils te diraient que ce n’est pas la même chose quand c’est ton propre peuple qui te fait ce genre de merde, dit Patterson. C’est ça qu’ils te diraient.
-Mon peuple mon cul. Je sais même pas ce que c’est, un Davidien. Ces mecs là sont mon peuple à peu près autant que ceux du World Trade Center. Tu veux savoir combien de banquiers de Manhattan j’ai connu dans ma vie ? […] Zéro […] pas la queue d’un. J’ai plus de points communs avec un éleveur de chèvres afghan que j’en ai avec un banquier de Manhattan. »
Cela donne un roman d’une grande force, parfois lyrique et au rythme souvent faussement indolent que viennent bouleverser de soudaines explosions de violences. Ici l’introspection sans sentimentalisme des personnages alternant avec leurs passages à l’acte, révèle la relation ambigüe, vénéneuse, qui se tisse entre eux ou encore la façon dont ils sont à la fois l’un pour l’autre les bouées auxquelles ils peuvent parfois se raccrocher et les poids qui les entrainent vers le fond. Pour décrire sans fard et même avec une certaine crudité cette errance de ses personnages Benjamin Whitmer adopte une narration particulière portée par un certain lyrisme que vient briser la froide description des actes, des corps maltraités. C’est parfois inconfortable mais toujours fascinant et prenant. Et cela donne un bien beau roman qui, pour être âpre et sans illusions, ne tombe pas dans le piège de la trop facile posture nihiliste.
Benjamin Whitmer, Cry Father (Cry Father, 2014), Gallmeister, NéoNoir, 2015. Traduit par Jacques Mailhos.
Du même auteur sur ce blog : Pike ; Évasion ; Les Dynamiteurs ;