Dans les rues du Barrio, de Piri Thomas

Publié le par Yan

Les éditions Tusitala célèbrent leurs dix ans cette année. Et elles pouvaient difficilement le faire mieux qu’en publiant ce livre de Piri Thomas. Car il y a dans Dans les rues du Barrio, une grande partie de ce qui fonde l’identité de Tusitala : un texte qui a connu succès et polémique outre-Atlantique mais reste méconnu ici, une plongée dans les marges et les bas-fonds de l’Amérique avec ceux qui souffrent, plus généralement une réflexion sur le monde tel qu’il est, et une voix littéraire.

Cette voix, c’est celle de Piri Thomas, enfant de la Grande Dépression né dans le Spanish Harlem. À un peu moins de quarante ans, en 1967, il publie ce livre qui tient autant de l’autobiographie que du portrait cru d’un quartier à travers lequel se dessinent les maux immuables de l’Amérique.

Tout ici est question d’identité. Qui est Piri Thomas ? Fils d’un père cubain noir et d’une mère portoricaine blanche, le garçon a hérité de la couleur de son père et de la culture particulière du pays de sa mère. Negrito de la famille, Piri est le reflet que son père ne veut pas voir : « Papa, comment ça se fait que toi et moi, on soit tout le temps brouillés ? C’est à cause d’un truc qui nous échappe ? Je me demande si c’est un truc que j’ai fait, ou si c’est simplement ma tête qui te revient pas. » Lui-même, d’ailleurs, dans son quartier ne le voit pas. Il faut qu’il déménage à quelques rues, dans un bloc italien, et surtout, plus tard, à Long Island, dans un quartier blanc, pour se rendre compte qu’il est noir. Ce sera dès lors le fil du récit : la quête douloureuse et éperdue d’une identité et la tout aussi difficile acceptation de cette identité. Piri Thomas va partir pour le sud avec un ami noir pour tenter de comprendre ce qu’est la vie d’un noir au sud de la ligne Mason-Dixon avant les combats pour les droits civiques, il va s’engager dans la marine marchande, naviguer, mais toujours, comme un aimant, il y a le barrio. Ce Spanish Harlem est un cocon. L’endroit où Piri se sent chez lui. La communauté qui protège, mais aussi celle qui tire vers le bas. C’est ce lieu ambigu qui fonde une identité, où l’on est quelqu’un, mais qui assigne une place immuable, où les rêves peuvent être grands mais où les ambitions et les espoirs finissent par se réduire à peau de chagrin.

Le talent de Piri Thomas c’est bien entendu son écriture elle-même. Rude, sans affèteries, elle est pourtant portée par un souffle presque poétique qui tient sans doute en grande partie à sa langue si particulière (on peut au passage féliciter le traducteur, Romain Guillou pour avoir réussi à se débattre dans ce mélange d’anglais et d’espagnol). C’est aussi la manière dont Thomas réussit à restituer la manière dont son regard sur le monde change à mesure qu’il grandit. Si Piri Thomas porte un regard particulier, mu par ses questionnements identitaires, son attachement viscéral à son quartier, son destin, lui, est le reflet de beaucoup d’autres. Gangs, drogue, nécessité de se faire une réputation, coups foireux, prison… une vie comme bien d’autres dans ce qui est un nid protecteur et un ghetto qui vous dévore. Dans les rues du Barrio, c’est aussi une incroyable et poignante force de vie :

Le caniveau était plus dangereux qu’on le croyait. Il y avait un gamin qu’on appelait Simplet, un gosse tout tordu qui avait toujours un filet de bave à la bouche. Le pauvre Simplet faisait tout ce qu’on lui demandait et un jour quelqu’un lui a dit de boire l’eau sale de la rue. Il est tombé malade et l’ambulance de l’hôpital de la Charité est venue le chercher. Quand on a revu Simplet, c’était chez lui, dans un cercueil. Il n’avait plus du tout l’air simplet ; il ressemblait à n’importe lequel d’entre nous sauf qu’il était mort.
On est tous allés à son enterrement. On était plus gentil avec lui maintenant que de son vivant. J’ai pensé à la mort, ce croque-mitaine que, gamins, on connaissait tous et qui venait seulement chercher les autres et jamais nous. Nous, on vivrait pour l’éternité. Là, devant le cercueil à quatre sous de Simplet, je me suis juré de vivre pour toujours ; de ne jamais mourir, coûte que coûte.

Piri Thomas est mort en 2011 d’une bête pneumonie. Il vivra encore longtemps dans les pages de ce formidable livre habité par la fureur et l’amour.

Piri Thomas, Dans les rues du Barrio (Down These Mean Streets, 1967), Tusitala, 2023. Traduit par Romain Guillou. 443 p.

Publié dans Noir américain

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