Cartel, de Don Winslow
Il y a quelques années, Don Winslow nous expliquait dans un entretien qu’il nous avait accordé à l’occasion de sa venue au Festival International du Roman Noir de Frontignan, que non seulement il n’avait jamais vraiment eu pour projet d’écrire La griffe du chien, mais qu’en plus de cela, l’écriture de ce livre avait manqué signer sa disparition du paysage littéraire américain car, après cinq ans passés à écrire un roman, on avait tôt fait d’être oublié de tous, surtout en cas d’échec. On connaît la suite de l’histoire. Non seulement La griffe du chien a fait de Winslow un auteur reconnu, mais en plus, le succès de ses romans suivants et l’adaptation de Savages au cinéma l’ont mis à l’abri du besoin. Au risque peut-être de s’endormir sur ses lauriers et de décevoir parfois avec des livres banals et peut-être un peu vite écrits.
Et revoilà Winslow avec un roman annoncé comme la suite de La griffe du chien. Imposant (718 pages et un bon kilo), Cartel était donc très attendu et même, disons-le, un peu attendu au tournant. Et, disons-le aussi puisqu’on en est aux confessions, Winslow ne déçoit pas ici et complète avec panache ce qui est sans doute la grande œuvre de sa vie.
La griffe du chien s’achevait à l’aube des années 2000, une époque où la violence des narcotrafiquants commençait à monter en puissance mais était encore sans commune mesure avec celle qui allait exploser dans les années suivantes et qui est au cœur de Cartel :
« Il contemple les corps dépiautés – manière choisie par Adán Barrera pour annoncer son retour à Nuevo Laredo – en songeant qu’il devrait être plus affecté. Des années plus tôt, son cœur s’était brisé devant le spectacle de dix-neuf corps, et aujourd’hui, il ne ressent rien. Des années plus tôt, il pensait ne jamais voir un spectacle plus atroce que le massacre à la mitrailleuse de dix-neuf hommes, femmes et enfants. Eh bien, il avait tort. »
2004-2014 : Cartel, c’est l’histoire de la guerre de la drogue au moment où les Zetas prennent leur indépendance et décident de devenir le Cartel et où le gouvernement se voit obliger de réagir suite à des exactions de plus en plus violentes. C’est aussi le moment où Adán Barrera, l’un des deux personnages principaux de La griffe du chien, librement inspiré de Joaquín « El Chapo » Guzmán, chef du cartel de Sinaloa tente d’imposer à nouveau son autorité tandis que l’agent de la DEA Art Keller reprend du service pour l’en empêcher.
Comme dans le précédent roman, Winslow choisi de multiplier les points de vue. On suit tour à tour un Keller avide de vengeance, un Barrera sur le point de se faire dépasser, les Zetas et leur politique d’escalade de la violence, la Familia Michoacana, ses délires messianiques et sa fâcheuse tendance à décapiter à tour de bras, les journalistes bâillonnés, les femmes victimes, bourreaux, révoltées, les policiers mexicains corrompus ou pas, les positions ambigües du gouvernement américain et la realpolitik catastrophique d’un gouvernement mexicain obliger de soutenir un cartel contre un autre pour tenter de limiter les dégâts. S’appuyant encore et toujours sur une riche documentation, Winslow dresse ainsi des portraits saisissants, émouvants ou effrayants et constitue de nouveau une fresque romanesque dans laquelle les héros ne sont pas forcément ceux que l’on croit et dans laquelle la frontière entre le bien et le mal fluctue et s’efface même parfois au gré des alliances de circonstances, des nécessités ou du désir de vengeance.
Empathique vis-à-vis de ses personnages principaux, Barrera compris, et en particulier de Marisol la médecin idéaliste, Pablo le journaliste et Chuy l’enfant-soldat, Winslow reste cependant sans illusion sur le cynisme avec lequel est menée non seulement cette guerre de la drogue mais aussi cette guerre contre les narcos dont il démonte patiemment les rouages et met en lumière les implications qui ne se limitent pas au Mexique et aux États-Unis mais, mondialisation oblige s’étendent aussi au reste de l’Amérique centrale et à l’Europe. Instructif, donc, certes, Cartel est aussi et surtout un formidable roman plein de fureur, de sang et de trahisons où la lâcheté et la folie le disputent à l’héroïsme. Exceptionnel.
Et pour compléter tout ça, on peut bien entendu aller jeter un oeil sur Amexica, l'essai exemplaire d'Ed Vulliamy.
Don Winslow, Cartel (Cartel, 2015), Seuil, 2016. Traduit par Jean Esch. 718 p.
Du même auteur sur ce blog : La griffe du chien ; La patrouille de l’aube ; Savages ; Satori ; L’heure des gentlemen ; Cool ; Dernier verre à Manhattan ; Corruption ; La Frontière ;