Les enfants de l’eau noire, de Joe Lansdale
« Ma grand-mère, cette horrible sorcière qui, heureusement, est morte depuis, prétendait que papa avait ce qu’elle appelait le "troisième œil". […] Peut-être que papa avait vraiment le don de voir l’avenir, mais qu’il était juste trop con pour en tirer quelque chose. »
Ce qu’il n’a pas vu venir, le père de Sue Ellen, c’est le cadavre qu’il va sortir de l’eau avec sa fille et Terry, l’ami de cette dernière. May Linn, seize ans, l’âge de Sue Ellen, rêvait de devenir une star à Hollywood, mais tout ce qu’elle a obtenu, c’est de finir au fond de la Sabine river, dans un coin paumé et miséreux de l’East Texas, les pieds lestés par une machine à coudre. Sue Ellen, Terry et Jinx, les seuls amis de May Linn vont finalement décider de réaliser le rêve ultime de la jeune fille et de convoyer ses cendres jusqu’en Californie. Sue Ellen parce qu’elle en a assez de se faire tripoter par son père sous les yeux hagards de sa mère alcoolique, Terry parce qu’il ne supporte pas son beau-père et parce que son homosexualité supposée en fait un paria, Jinx parce que dans cet East Texas des années 1930 il ne fait pas bon être noire et avoir une grande gueule. Ajoutez à cela un magot sur lequel les trois adolescents mettent la main et un shérif corrompu et un tueur tout droit sorti de l’enfer que sont les marécages texans lancés à leur poursuite, et vous obtenez une fuite épique le long du fleuve.
Les enfants de l’eau noire, malgré le fait qu’il constitue une histoire à part entière, vient s’insérer dans le cycle des romans de l’East Texas des années de la Grande Dépression que Joe Lansdale a inauguré avec Les Marécages et poursuivi avec Du sang dans la sciure. C’est donc sans surprise que l’on y retrouve les thèmes chers à l’auteur, la condition féminine, celle des noirs, et plus généralement des minorités, la pauvreté et l’inhospitalité des lieux, ainsi que toute une série de personnages que l’on a aussi l’habitude de croiser chez Lansdale : les hobos fuyant le Dust Bowl, le prêcheur, les hommes bas du front et forts de la supériorité qu’est censée leur donner leur sexe, le tueur fantomatique et, bien entendu, la Sabine, personnage à part entière qui traverse toute l’œuvre de l’écrivain texan, se faisant tour à tour nourricière, tueuse impitoyable, barrière ou issue.
Surtout, peut-être plus encore que dans Les Marécages, Joe Lansdale s’appuie sur les ressorts du conte traditionnel dans sa fonction de récit édifiant et d’initiation. Il y a là les méchants chasseurs, le monstre de la forêt, la sorcière dans sa maison isolée qui prend au piège les enfants… autant d’éléments qui montrent combien Lansdale s’appuie sur cette littérature populaire pour, avec ses exceptionnels talents de conteur, créer sa propre mythologie au cœur de cette région aussi fascinante qu’inquiétante.
Ce faisant, il propose une nouvelle fois un roman passionnant, une descente de fleuve mythique quelque part entre Tom Sawyer et Léthé, fleuve de l’oubli et donc pour Sue Ellen et ses amis de l’espoir d’une vie nouvelle, mais aussi un affluent du Styx et, peut-être donc, une voie directe vers les Enfers. Tout cela porté par la verve de Lansdale personnifiée ici dans la bouche de Jinx (qui pourrait, pourquoi pas, être une aïeule de Leonard Pine, un autre de ses héros doté d’un sens inné de la métaphore et de la répartie cinglantes) et l’intelligence du récit qui saisit le lecteur et lui interdit de lâcher le roman sans savoir ce qu’il va se passer. Bref, Joe Lansdale prouve une fois encore qu’il est aujourd’hui l’un des meilleurs conteurs, au sens strict, américains sachant allier tradition, suspense, aventures, réflexion sociale et humour.
Joe Lansdale, Les enfants de l’eau noire (Edge of Dark Water, 2012), Denoël, coll. Sueurs Froides, 2015. Traduit par Bernard Blanc. 353 p.
Du même auteur sur ce blog : Du sang dans la sciure ; Les marécages ; L’arbre à bouteilles ; Le mambo des deux ours ; Bad Chili ; Tape-cul ; Tsunami mexicain ; Vanilla Ride ; Diable Rouge ; Les mécanos de Vénus ; Honky Tonk Samouraïs ;