Une interview de Cathi Unsworth par Christophe Dupuis

Publié le par Yan

Crédit photo Fenris Oswin - Creative commons.

Suite à la chronique de Zarbi, Christophe Dupuis nous fait une nouvelle fois l’amitié de ressortir une de ses interviews. Retour en 2011 avec Cathi Unsworth pour un long et riche entretien.

Cathi Unsworth, on vous connaît – malheureusement – peu en France, pourriez-vous vous présenter ? Et prenez votre temps, on a de la place, et le milieu musical londonien nous botte bien.

Merci Christophe. On peut dire que je suis un produit de la génération « post-punk ». J’ai vu les Sex Pistols interpréter « Pretty Vacant » à Top of the Pops, l’émission des charts hebdomadaires de la BBC1, d’habitude plutôt insipide. J’avais neuf ans, je vivais au milieu d’un champ dans le Norfolk et je commençais déjà à me sentir inadaptée à la société. Je n’ai jamais oublié ce que j’ai alors ressenti, j’étais à la fois effrayée et emballée.

En grandissant, la musique est devenue de plus en plus importante pour moi, et heureusement il y avait à cette époque des femmes avec de larges coiffures et des esprits plus larges encore pour me servir de modèles. Des femmes comme Siouxsie Sioux, Joolz Denby et Lydia Lunch m’ont aidée à prendre conscience qu’être différente était plutôt une bonne chose, et elles m’ont poussée à fuir cette existence isolée. Je suis triste que les adolescentes d’aujourd’hui n’aient plus le même type d’exemples. On leur impose des accidentées de la chirurgie esthétique et des femmes de footballeurs, pour suggérer qu’utiliser son corps – et non son esprit – est la seule façon possible pour une fille de se surpasser.

Je suis allée à l’école d’arts de Great Yarmouth puis, à 18 ans, au London College of Fashion. Pendant que j’étais là-bas, j’ai fait un stage à l’hebdomadaire Sounds. Le rédacteur en chef Tony Stewart a dit que mon boulot était suffisamment bon pour que je continue à faire des piges pour lui, et ça a été le début de ma carrière dans le journalisme musical. J’ai rencontré une foule de gens brillants, je suis allée à un nombre incalculable de concerts et j’ai commencé à affûter mon écriture, qui était auparavant assez sommaire. Quand Sounds s’est arrêté, j’ai travaillé pour Melody Maker pendant quatre ans, ce qui m’a permis de faire la connaissance de Robin Cook quand il a enregistré un disque, Dora Suarez, avec mes amis James Johnston et Terry Edwards du groupe Gallon Drunk.

J’ai rencontré Robin à un instant crucial : le monde de la musique changeait, mon univers habituel avec sa multitude de scènes underground se transformait en créature corporate assagie, plus réactionnaire. Je savais que les gens comme moi n’en avaient plus pour longtemps là-dedans, et j’avais besoin de prendre une nouvelle direction. Il y avait plus de punk en Robin que dans la plupart de la musique du milieu des années 1990 – l’ère de la britpop – et j’ai donc décidé de marcher dans ses pas.

Tout d’abord, j’ai travaillé pour des titres avec des lignes éditoriales plus généralistes : Purr, une revue d’arts, et Bizarre, un magazine de culture alternative. Pour Bizarre, j’étais en charge de la rubrique littéraire, et j’interviewais donc tous les auteurs vivants que j’admirais quand je le pouvais. L’un d’eux était Ken Bruen, qui m’a poussée à écrire mon premier roman. Là encore, le timing était idéal, car peu après l’avoir commencé, j’ai été licenciée du magazine dans des circonstances assez douloureuses. Écrire ce qui allait devenir Au risque de se perdre m’a aidé à traverser cette période sombre.

Vos livres parlent de polar, de musique, de critiques musicaux, de Londres… et ça nous ravit. Mais si on parle mieux de ce qu’on connaît bien, on pourrait se dire aussi que le soir pour vous changer les idées, vous auriez envie d’écrire sur autre chose que votre quotidien, non ?

J’ai eu un quotidien assez extraordinaire, ainsi que la chance de pouvoir voyager de par le monde et de faire des rencontres très intéressantes. Cependant, j’ai toujours été consciente du côté sombre du système, qui se nourrit des espoirs et des rêves de jeunes gens, puis les abandonne, brisés, à l’état de zombies qui se décomposent dans des bars ringards de Stoke Newington. En m’intéressant au polar, je me suis rendu compte du nombre de psychopathes que j’ai rencontrés à cette époque, et qu’il est facile pour eux de prospérer dans un tel milieu où, pour réussir, le charisme est un meilleur atout qu’une conscience.

Mes deux premiers romans sont construits sur l’idée que le psychopathe est parmi nous, et qu’il nous empêche d’être heureux par ses intrusions incessantes dans notre monde, sa soif inextinguible de pouvoir et de contrôle. Cette vision a probablement été profondément façonnée par nos premiers ministres de ces trente dernières années. Margaret Thatcher était une sorcière qui a jeté un mauvais sort au pays. Et si seulement son fils spirituel Tony Blair avait été assez bon pour jouer de la basse pour Genesis, par exemple, il aurait eu toute l’adoration, tous les hélicoptères privés et les bus de tournée qu’il voulait, et le monde aurait été un endroit beaucoup plus sûr. Je suis certaine que Tony Banks de Genesis aurait été un bien meilleur premier ministre. Si seulement ils avaient échangé leurs places !

Tous vos livres sont publiés par Serpent’s Tail où œuvre l’inimitable John Williams, vous pouvez nous dire quelques mots sur lui et cette excellente maison d’édition ?

J’ai rencontré John pour la première fois dans la cuisine de Robin Cook, quelques semaines avant la mort de celui-ci. John s’est occupé de lui les derniers mois de sa vie, et de certains de ses romans, s’assurant qu’ils restent disponibles au Royaume-Uni chez Serpent’s Tail, alors que la série « L’Usine » était épuisée depuis presque dix ans chez un éditeur bien plus gros. John est devenu l’exécuteur littéraire de Robin au Royaume-Uni, et il est éditeur polar chez Serpent’s Tail depuis dix-huit ans maintenant. Cet homme a tant fait : il a été le premier à publier David Peace et à montrer son génie, il a édité George Pelecanos au Royaume-Uni quand personne ne s’y intéressait, et il a été la seule personne a bien vouloir publier mon premier roman.

Que je sois publiée par Serpent’s Tail était probablement inévitable, ça a longtemps été ma maison d’édition anglaise préférée. Le fondateur de la maison, Pete Ayrton, est aussi l’une des personnes les plus extraordinaires que je connaisse : un vrai subversif, un rebelle ; il militait en son temps dans des mouvements anti-establishment et il a toujours promu des auteurs de toutes les nationalités, souvent ignorés dans leurs propres pays. Et il est hilarant. Demandez à Pete où il était en 1968 et il vous dira : « À Paris, en pleine manif » avec une voix à la Johnny Rotten. Bien plus que mes éditeurs, Pete et John ont été comme mes deux oncles préférés qui ont eu foi en moi envers et contre tous.

Dans vos livres, la musique est omniprésente, dans Londres Noir vous dites : « London’s Burning, London Calling, Waterloo Sunset, The Guns of Brixton. Londres bat au rythme de la musique du monde, chacun de ses quartiers raconte ses propres légendes populaires au travers du bhangra, du reggae, du ska, du blues, du jazz, du fado, du flamenco, de l’électro, du hip-hop, du punk : à vous de choisir votre bande-son. » Et vous, quelle est votre bande son ?

Ça dépend, mais ma bande-son préférée intégrerait toujours des morceaux de Barry Adamson, Gallon Drunk, Quincy Jones, John Barry, The Cesarians, Lydia Lunch, Gil Scott Heron, Lalo Schifrin, Louis Armstrong, Louis Prima, CW Stoneking, Charlie Mingus, Betty Davis, The Jesus Lizard, Dusty Springfield, Nancy Wilson, Johnny Cash, Bobby Gentry, The Tindersticks, Tom Waits, Link Wray, Serge Gainsbourg, Jimmy Scott et Elvis. Enfin, entre autres.

On vous découvre chez Rivages avec Au risque de se perdre, votre premier polar (2005). Alors, la question bateau : en tant que journaliste, qu’est-ce qui vous a poussée à écrire un roman ? Et pourquoi le polar ?

Je pense que j’ai déjà répondu à ça dans la première question ! Au début, Robin Cook m’a servi de modèle et Ken Bruen a cru en moi. Puis, un autre grand auteur de polar britannique, Martyn Waites, que je connaissais aussi de Bizarre (je l’avais interviewé puis fait écrire pour le magazine), a montré mes six premiers chapitres à son agent, Caroline Montgomery, et elle s’est occupée de moi depuis. Caroline, comme Pete et John, sont pour moi plus des membres de la famille que des relations professionnelles.

Quant à savoir pourquoi le polar, c’est aussi lié à Robin. Depuis que j’avais lu J’étais Dora Suarez, je voulais écrire des livres comme ça. Dix années se sont écoulées ensuite, pendant lesquelles j’ai lu autant de polars que je pouvais, et je pense que ça m’a aidée à me concentrer sur la tâche qui me restait à accomplir.

Parce qu’en fait, avec Bizarre, où j’étais journaliste et responsable de rubrique, ça s’est très mal terminé. En gros, on m’a virée d’un poste que j’adorais et auquel j’avais consacré quatre années de ma vie et énormément de travail. Je me suis vraiment sentie dépossédée, fatiguée. Je ne voulais plus consacrer une fois de plus mon énergie et mes compétences à un employeur qui pouvait me licencier à sa guise. Alors j’ai pensé que devenir romancière était le seul moyen de maintenir mon autonomie et mon intégrité !

C’était ça, le rêve. Bien sûr, ce n’est pas si facile, vu qu’on n’est pas vraiment payé pour écrire des livres dans ce pays, et le marché du livre au Royaume-Uni suit un modèle qui ne favorise pas les indépendants. C’est pourquoi j’ai un boulot alimentaire très ennuyeux mais stable, afin de me donner les moyens d’écrire à côté, et je n’ai pas pris de vraies vacances depuis dix ans. Heureusement, j’ai de l’endurance. Mes ancêtres travaillaient tous dans des mines de charbon, dans la sidérurgie ou dans l’agriculture, donc j’ai le turbin dans le sang.

 

David Peace signe la préface de l’édition française (tiens, comment cela s’est fait ?) et il y souligne votre amitié avec Robin Cook… on ne peut parler de cet admirable auteur sans vous demander quels sont vos auteurs fétiches, ceux qui vous influencent…

J’ai rencontré David quand je m’occupais de la rubrique littéraire de Bizarre, cela fait dix ans maintenant. Pour moi, cela a été la découverte la plus enthousiasmante depuis longtemps, tous médiums confondus – musique, écriture, tout. Lire 1974, ça m’a fait le même effet que lorsque j’ai vu les Pistols ou les Stooges pour la première fois. David écrasait tout le reste. Quand on s’est rencontrés, le courant est bien passé, évidemment : on venait tous les deux d’un milieu musical – David a joué dans un groupe pendant des années –, on aimait les mêmes choses et on avait les mêmes références. Avant de lire cette préface, je ne m’étais pas rendu compte qu’il avait lu mes textes dans Sounds  et Melody Maker, et que je l’avais fais découvrir certains de ses groupes préférés.

Sinon, à part Robin, Ken, Martyn et David, les autres écrivains dont je dirais qu’ils ont eu le plus d’influence sur moi sont James Ellroy et Jake Arnott. Robin et James Ellroy sont un peu les Beatles et les Stones : ils ont totalement rénové le polar. Ils se sont débarrassés du stéréotype du gars qui mène l’enquête en solo sur une série de meurtres et ils ont inventé toute une nouvelle formule : prendre les histoires cachées d’une ville et les utiliser comme une vaste toile de fond, comme un miroir pour la société. David, Jake et Martyn ont constitué la génération suivante : les Joy Division, les Sex Pistols et les Clash. Ils ont appliqué ces techniques en mettant leur propre veine épique sur ces histoires polar et pop.

Ken est un peu comme ça, mais pas seulement. Il est une sorte de mélange de poète métaphysique et d’auteur polar, il a ces influences-là, mais il a aussi cette sombre sauvagerie d’Irlandais, ce qui étrangement le rapproche des auteurs américains du Sud profond, une autre de mes influences. Harry Crews est l’un de mes héros, et j’utiliserais ses sages paroles en exergue de mon prochain roman : « Normal is for shit. » (« La normalité, c’est de la merde. »)  De ces auteurs-là, c’est lui mon préféré, et j’aime aussi Katherine Dunn, Flannery O’Connor, William Faulkner et Cormac McCarthy, pour leur utilisation merveilleuse du langage, à vous faire sortir les yeux de la tête.

Mais mon auteur préféré de tous les temps est Nelson Algren, le poète de Chicago.

Dans ce roman, on croise Diane, « fan de polar et de rock’n’roll » (« Les romans et la musique, je serais devenue folle sans ça. »), qui a travaillé à Melody Maker… Il n’y aurait pas un peu de vous là-dedans ?

Comme vous pouvez-vous en douter, il y a beaucoup de moi là-dedans. Elle est à peu près comme moi à son âge. Je pense qu’on ne peut pas s’éviter soi-même dans son premier roman. Mais j’espère que j’ai réussi à m’en exorciser désormais, et maintenant je m’intéresse beaucoup plus aux autres gens !

Diane, qui a un regard lucide sur la presse musicale : « Tous les petits groupes qui nous remerciaient de notre soutien quand ils étaient d’obscurs inconnus se jetaient dans les bras de notre pire ennemi dès qu’ils flairaient l’odeur des billets. »

Oui, eh bien, j’en ai fait l’expérience. J’étais l’une de ces journalistes qui voulaient être là dès les premiers concerts et mettre en avant des groupes qui n’étaient pas forcément à la mode (dans la presse musicale, je veux dire, pas parmi les fans). Jusqu’au jour où ils commençaient à faire de l’argent ; tous les journalistes plus âgés rappliquaient alors, parce qu’on les faisait voyager tous frais payés pour les interviewer. Enfin, je tiens à préciser que la plupart de ces groupes reviennent après. Il n’y en a qu’un pour lequel je me suis sentie réellement trahie, un groupe que vraiment personne dans la presse musicale ne suivait à part un photographe et moi. Ils se prétendaient punks et socialistes, mais se sont révélés tout le contraire dès qu’ils ont touché le jackpot. Mais d’un autre côté, il y a aussi des groupes qui ont connu un énorme succès et qui ensuite, quand ils pouvaient faire la pluie et le beau temps, insistaient pour que ce soit moi qui les interviewe. Billy Corgan des Smashing Pumpkins en est l’exemple type, il était adorable et l’est toujours resté, avec moi du moins. Le mieux, c’était de suivre des groupes qui avaient un gros public de fidèles sans jamais devenir vraiment branchés, comme ça je pouvais les garder pour moi. Des groupes comme les Cardiacs ou New Model Army, que j’adore.

Une presse prenante, qui demande beaucoup : « L’après-midi passa, à grands renforts de whiskys, de bière et de speed »…

Bon, cette scène se déroule pendant une veillée funèbre, donc c’est pardonnable ! Enfin c’est vrai, nous buvions beaucoup à cette époque. Tout le monde, d’ailleurs. Personne n’était obligé de se lever le matin. Mais quand j’avais vingt ans, c’était beaucoup plus facile, je ne pourrais plus maintenant. À présent, c’est uniquement du bon vin, et jamais avant l’heure de l’apéro…

Ensuite, vous compilez des nouvelles noires. « Ce que vous tenez entre les mains n’est pas une anthologie de nouvelles noires qui se déroulent à Londres, mais plutôt une anthologie de récits qui sont Londres. » Comment cela s’est-il fait ?

Là encore, via la musique. Pendant ce que j’appellerais la « ruée vers l’or post-Nirvana » du début des années 1990, quand toutes les majors signaient des groupes de guitares, j’ai interviewé plusieurs fois un groupe qui s’appelait Girls Against Boys, quand ils étaient chez Touch & Go, le label indie de Chicago, avant de signer chez Geffen. Le bassiste, Johnny Temple, a investi l’argent qu’il avait gagné à cette époque dans une maison d’édition, Akashic, située dans son Brooklyn natal. Il a commencé à sortir des textes noirs et punks, et il a lancé une collection d’anthologies consacrées à des villes, en commençant par Brooklyn noir il y a dix ans environ. J’étais restée en contact avec Johnny, je parlais de ses livres dans ma rubrique, et finalement, quand sa collection s’est agrandie, il m’a demandé de diriger l’édition londonienne. Ce fut un réel plaisir pour moi, et le recueil s’est vendu dans cinq pays, donc ça a plutôt bien marché.

Est-ce vous qui avez nommées les quatre parties du recueil (chacun des titres faisant référence à un morceau des Clash) ?

Oui. Toutes les anthologies de la collection sont structurées en parties comme celles-ci, et je me demandais comment organiser les miennes une fois que j’aurais toutes les nouvelles. C’était un dimanche après-midi ensoleillé et je suis partie me promener sur Portobello Road à la recherche de l’inspiration. Dans la rue, j’ai croisé Mick Jones et j’ai connu un instant « eurêka ». Évidemment ! Quatre morceaux des Clash. C’était parfaitement cohérent, vu que l’ensemble était publié chez une maison punk et rassemblait des tas d’auteurs punks. On peut toujours compter sur Portobello Road !

Dans l’ensemble, c’est sympa de compiler des nouvelles ?

C’était fantastique. Il y avait beaucoup de gens que je connaissais déjà : Joolz Denby et Barry Adamson de l’époque de Sounds, la plupart des autres de quand j’étais chez Bizarre. Il y avait aussi quelques petits nouveaux : Daniel Bennet, qui m’a été recommandé par l’éditeur de Strange Attractor Mark Pilkington, et Michael Ward que j’ai moi-même encouragé et qui n’avait jamais été publié auparavant. Je trouvais que c’était important, d’avoir du sang neuf dans l’anthologie, et je pense que leurs textes sont de la même qualité que ceux d’écrivains établis tels que Ken Bruen et Patrick McCabe. Le tout forme un groupe d’auteurs hétéroclite, ésotérique, qui écrivent d’un point de vue extérieur au milieu, et je les adore vraiment. Voilà pourquoi j’ai utilisé cette formule latine en exergue du livre : Sic gorgiamus allos subjectatos nunc (nous aimons nous repaître de ceux qui voudraient nous soumettre). Tous les fans de la famille Addams comprendront pourquoi !

Ce livre sort en français chez Asphalte, sympathique maison d’édition et visiblement, vous avez créé des liens avec eux (enfin, elles !)… vous nous en dites un peu plus ? Et Estelle aussi, s’il te plaît…

J’étais vraiment enchantée de rencontrer Estelle et Claire, qui avaient un projet prometteur de maison d’édition en tête et assez de motivation et de jugeote pour la mettre sur pied. Elles sont tellement jeunes, et branchées. J’adore cette idée de l’Asphalte, liée à la route, à l’esprit d’aventure. C’est le vrai esprit DIY du punk, j’adore ce genre de choses et je suis très contente de travailler avec des filles aussi cool. J’ai beaucoup de chance, tous mes éditeurs sont des gens qui pourraient être des amis, je n’ai pas l’impression d’être dans une relation de travail avec eux.

Estelle : Il y a eu trois rencontres avec Cathi, en fait. La première, la grosse claque en lisant Au risque de se perdre, la deuxième, par mail, lorsqu’avec Claire on a commencé à mûrir le projet de monter Asphalte : fan de son premier roman, j’avais voulu me renseigner ce qu’elle avait écrit d’autre. C’est comme ça qu’on est tombées sur son London Noir. Ce qui nous a amenées jusqu’à Akashic Books et à la collection des villes noires ! Nous devons donc beaucoup à Cathi, c’est en suivant sa trace, si l’on peut dire, que nous avons trouvé qui allait donner naissance à nos Asphalte Noirs. On s’est échangé énormément de mails, avec Cathi, jusqu’à ce qu’elle me prévienne qu’elle était de passage à Paris. On s’est rencontrées pour la troisième fois, donc, « en vrai », bonne bouffe and co, nous en étions aux tous débuts d’Asphalte, aucun livre n’était paru, pas de diffuseur, pas grand-chose en fait, sauf ce partenariat avec Akashic. Cathi nous a prodigué des tonnes d’encouragement, ce qui, bien évidemment, nous a boostées ! Puis revues avec enthousiasme pour la lancement en librairie de Londres Noir en octobre dernier, qui a été une soirée mémorable. Et j’espère que ça ne s’arrêtera pas là !

 

Et arrive le deuxième livre Le Chanteur. Il paraît que le deuxième peut être plus difficile car on a tout donné dans le premier. Cela a-t-il été le cas ?

Pas du tout. Le Chanteur a été beaucoup plus facile à écrire que Au risque de se perdre. C’est le suivant, Bad Penny Blues, qui m’a donné du fil à retordre, mais on y reviendra. Le Chanteur est en fait celui de mes livres que je préfère, et il s’est pratiquement écrit tout seul. Je crois que c’est parce que l’idée était en moi depuis très longtemps, c’est un peu comme si j’avais été enceinte de ce livre pendant vingt ans et qu’il était sorti d’un coup, vu qu’il m’a pris moins d’un an à écrire. Il a une portée bien plus large que le précédent, puisqu’il se passe à deux époques, ce que j’ai vraiment aimé faire, et je pense aussi qu’il dépeint une image assez précise de ce que c’est que de travailler dans la musique, les débuts prometteurs et les fins de carrière en naufrages. Dans les livres écrits par des gens qui n’ont aucune idée de ce à quoi ressemble ce monde – comme La Terre sous ses pieds de Salman Rushdie par exemple – il y a des clichés à faire grincer les dents sur ce que les gens s’imaginent du milieu. Dans Le Chanteur, il y a tout mon amour pour les personnes brillantes et inspirantes que j’ai rencontrées au sein de ce milieu, ainsi qu’un avertissement contre les forces plus obscures qui l’habitent.

Eddie, parlant du livre qu’il cherche à écrire, dit : « Le livre que j’essayais d’écrire se modifiait avec chaque interview… » Vous, lorsque vous écrivez, vous avez un plan fixe ? Ou alors tout peut bouger ?

Je n’ai jamais de plan fixe, sauf pour Bad Penny Blues, qui s’inspire de faits réels, ce qui m’oblige à respecter une certaine chronologie. Je pense que ça ruine l’intérêt de l’écriture, que le voyage est aussi important que la destination, que la moitié du livre est déjà écrite dans votre subconscient, peut-être même en entier, et il faut trouver un moyen de le faire sortir de là. Pour tous mes livres, la recherche documentaire que j’effectuais donnait de nouveaux contours au roman. Quand j’ai commencé à écrire Le Chanteur, je ne savais pas que le personnage de Donna allait exister, mais elle s’est plus ou moins imposée au fil des pages et elle est devenue le personnage pivot sur lequel tout repose. Je ne savais pas comment le livre allait se terminer jusqu’à ce que j’écrive la fin, donc si elle m’a surprise, j’imagine que ça doit être un vrai coup de théâtre aussi pour le lecteur ! On dirait un peu un cliché d’écrivain, que les personnages prennent le pouvoir et écrivent l’histoire à votre place. Mais croyez-moi, là, c’était tout à fait le cas. Si j’avais fait un plan avant d’écrire le livre, je serais peut-être complètement passée à côté de Donna. Je crois vraiment au laisser-aller de la conscience pendant l’écriture. Je fais bien plus confiance à mon subconscient.

Vous faites le portrait de Gavin Granger, photographe de légende : « Les portraits de Granger ressemblaient à ses sujets, ils avaient un côté écorché vif, comme s’il était effectivement parvenu à saisir un morceau d’âme avec le déclic de son obturateur. » S’il y avait un photographe de légende pour vous, ce serait lequel ?

S’il ne devait y en avait qu’un à notre époque, ce serait Dennis Morris, et ses photos des Sex Pistols (que vous pouvez voir dans le livre Destroy). Désolée, Pennie Smith !

Avec ce livre-là, vous remontez encore le temps, la fin des années 1970, la vague punk et Eddie qui se plaint : « Eh bien, tu viens quand même de passer la soirée à m’expliquer pourquoi c’était mieux il y a vingt ans. J’ai vingt-neuf ans et le truc le plus dingue auquel j’aie assisté, c’est quand ma grand-mère a pété les plombs pendant les soldes de janvier. » Vous n’étiez pas loin de l’âge d’Eddie en 2001, date où se situe une partie du roman, alors qu’en pensez-vous ?

Que je pense comme Eddie ! À cette époque, il n’y avait aucune musique autour de moi, aucun nouveau son qui me branchait. J’étais plongée dans David Peace à la place, il faisait ce que les nouveaux musiciens auraient dû faire mais n’ont pas fait. Comme dit Eddie dans le livre, la musique s’est transformée en une industrie au marketing agressif ciblant les gamins de huit ans – je ne me suis toujours pas remise des Spice Girls. Ou du groupe le plus embarrassant jamais sorti des îles britanniques, Coldplay : leurs hymnes plaintifs et incohérents pleins d’auto-apitoiement et leur choquante absence de style m’ont convaincu que le pays avait entièrement sombré dans l’effondrement mental, probablement la déchéance finale après les horribles années ecsta. On était inondés de groupes qui soit ressemblaient à une soirée karaoké spéciale U2, soit étaient les joujous d’une nouvelle vague d’éminences grises type Louis Walsh et Simon Cowell, qui ont utilisé les méthodes des impresarios de la Tin Pan Alley[1] des années 1950 couplées au Libéralisme Appliqué À L’Économie, avec pour résultat un empire commercial qui s’est emparé du monde.

Cela semblait si éloigné du punk, de la créativité DIY de cette époque. Je travaillais à Camden à l’époque (j’y travaille toujours), et à l’endroit où les Clash  répétaient, où des gosses vendaient leurs propres vêtements ou fondaient leur propre label, dans le marché de Camden, il y avait des tas de délinquants juvéniles qui vendaient de la drogue. J’avais envie de leur hurler : SOYEZ CRÉATIFS, MONTEZ UN GROUPE, NE TRAÎNEZ PAS LÀ EN ATTENDANT DE VOUS FAIRE ARRÊTER – mais bien sûr, je n’en ai rien fait, ils m’auraient probablement flanqué un coup de couteau. Enfin, ça me semblait tellement triste que cette génération entière fiche ainsi sa vie en l’air, à l’endroit même où une autre génération avait pris la sienne en main.

Je connaissais de nombreuses personnes dont la vie avait changé dans le bref laps de temps que le punk leur avait laissé, et j’utilisais leurs histoires pour montrer à quel point la vie était différente alors. La moitié du livre se situe juste avant un événement clef qui a changé la société britannique pour toujours – l’élection de cette sorcière de Thatcher – et l’on peut voir les conséquences de sa politique, son héritage social, par la fenêtre de chez Eddie. « Des enfants élevés par la vidéosurveillance », c’était une phrase qui me plaisait beaucoup.

Comment avez-vous travaillé pour rendre l’ambiance de l’époque ? Car comme le dit un des protagonistes, « il était capable de rendre le passé très vivant », et ça résume très bien votre livre.

Eh bien, même si je suis plus jeune que Steve, Donna et les autres, j’étais là à la fin des années 1970, et je me souviens de cette période pratiquement comme d’un âge d’or. Ça va peut-être sembler tiré par les cheveux, mais quand les douze coups de minuit ont sonné le 31 décembre 1979, je savais que j’avais déjà vécu la meilleure décennie que j’allais passer sur terre. J’avais dix ans en 1978, donc à la fin de la décennie, j’abordais tout juste une adolescence pénible et mes souvenirs sont particulièrement vivants.                                                                                                                      

Mais dans ce roman – tout comme dans le premier – ce ne sont pas que les ambiances musicales ou vestimentaires qui sont très bien rendues, il y a aussi une belle sociologie de certaines villes à l’époque (on pense à Stevie et son quartier, Hessle Road. « “Hezzle Road” comme disaient les gens du crus […] et “les poissardes”, une sous-espèce propre à Hull ») et quartiers londoniens aujourd’hui (« Si aujourd’hui Camden se situait quelque part entre un asile d’aliénés et un établissement pour jeunes délinquants en plein air, Ladbroke Grove s’était bel et bien embourgeoisé ») – analyse de Londres qu’on trouvait déjà dans Au risque de se perdre (« Avec le temps, on apprenait à s’orienter dans le chaos londonien, à découper la capitale en secteurs qui formaient quasiment des villages »). Comment avez-vous travaillé ?

Ma connaissance de Ladbroke Grove et de Camden vient du fait que je vis dans le premier et travaille dans le second depuis vingt ans – j’ai vu beaucoup de choses changer dans ces quartiers. Londres a l’air d’être une immense étendue quand on y débarque, mais elle se décompose ainsi en différents secteurs par la suite. Je connais beaucoup de gens du voisinage et ces quartiers ont toujours l’air de villages, malgré les nouveaux venus de la jet-set. Il suffit de rester assez longtemps à un coin de rue pour que l’ancien endroit reprenne ses droits – comme le jour où j’ai vu Mick Jones alors que j’avais vraiment besoin de cette inspiration.

J’ai situé le début de l’histoire de Blood Truth à Hull, car j’ai de la famille là-bas et je connais assez bien la ville, la façon de parler. Mon mari a grandi là-bas et il m’a bien aidée pour les dialogues, il m’a emmenée dans tous les endroits où j’ai placé l’intrigue. Hull est une ville étrange, un peu à part du reste du Yorkshire, dont elle est séparée par l’estuaire du Humber et la Mer du Nord. Contrairement aux autres grandes villes du comté, elle n’a pas fait fortune dans le textile et la laine, ça a toujours été une cité dépendante de la mer, et une enclave rebelle – les prémices de la première révolution anglaise, la guerre civile, ont été conspirées dans le pub The Olde White Harte qui est toujours là, dans la seule partie de Hull qui n’a pas été anéantie par les bombardements pendant la guerre. Je m’intéresse beaucoup à l’Histoire et à sa manière de se répéter, aux gens qui forgent l’identité d’un endroit. Philip Larkin est probablement mon poète moderne préféré et il adorait les grandes étendues de ciel au-dessus de Hull, il aimait se sentir isolé. David Hackney a récemment déménagé de Los Angeles à la vieille maison de sa mère, à Withernsea, non loin de Hull, et il a produit des toiles extraordinaires influencées par la lumière, l’espace et l’atmosphère de la région. J’aime m’imprégner de l’esprit d’un lieu, de m’y promener en absorbant tout.

En parlant de Londres aujourd’hui, je ne me rappelle plus la phrase de Martin Amis sur la rue où l’on habite et le succès (nous c’est Séguéla et la Rolex à cinquante ans)… mais vous, quel quartier habitez-vous ?

Martin Amis disait cela de Bleinheim Crescent W11, où vit Gavin Granger. En fait, je ne vis pas très loin de là, mais c’est parce que j’ai acheté mon appartement en 1993, lors du dernier effondrement de l’immobilier, sinon je n’aurais jamais pu me permettre de rester dans le quartier. Les prix ont quadruplé ces vingt dernières années. Ma génération est la dernière à avoir pu se permettre un tel achat, toutes les suivantes se sont vu retirer cette possibilité par les bons soins de ce cher New Labour.

Sur Londres et la musique, il y a une belle phrase : « Le Londres du rock : un gruyère dont les trous étaient des failles temporelles… » Alors pour vous, quelles sont les plus belles failles ?

Ladbroke est ma préférée, parce que le marché de Portobello Road est toujours en pleine animation et que c’est le plus grand mélange de cultures cosmopolites à Londres. Je pense que j’ai déjà donné quelques exemples de son attrait qui perdure. Puis vient Camden, qui heureusement n’est plus maintenant aussi sinistre qu’il l’était à l’époque décrite dans Le Chanteur : de nouveaux bars et de nouvelles salles de concert semblent avoir changé la donne, et c’est tant mieux. Partout où il y a de la musique et un marché de rue, on ne peut pas vraiment se tromper.

Lorsqu’on quitte l’Angleterre c’est pour les États-Unis, la tournée des Blood Truth et quelques scènes particulièrement angoissantes tel le concert au Cropper’s Lounge de Norfolk, Virginia… tout cela est très angoissant…

La scène est tirée d’un fait réel, qui est arrivé à mon ami Billy Chainsaw, quand il travaillait avec Siouxsie and the Banshees. Ils sont allés dans un bar à Birmingham, Alabama, et il y avait ce redneck qui regardait Billy de travers. Billy fait presque deux mètres de haut, avec de longs cheveux noirs, une barbe et un chapeau de cowboy, il est plutôt impressionnant. Le gars lui demande d’où il vient, et il se trouve que Billy est de Birmingham en Angleterre. Il lui demande ensuite s’ils sont du même avis qu’ici à Birmingham en Angleterre, et il dessine à la bière, sur le comptoir, les lettres KKK avant de les essuyer avec sa main. Billy m’a dit qu’il ne s’était jamais senti aussi menacé de sa vie. C’est le genre de choses qu’on ne peut pas inventer, et j’en aurais été incapable, je savais que ça avait eu lieu. Mais il suffit de regarder l’Amérique d’aujourd’hui, si binaire, et toutes les conneries qu’on balance sur Obama, du racisme à peine voilé, pour voir combien cette façon de voir est profondément ancrée. Pas étonnant que tant de jazzmen soient partis à Paris !

Dans la version française, il y a une bande originale à la fin, mais pas dans ma version poche anglaise. Alors est-ce un ajout spécialement pour nous ?

Oui, c’était l’idée géniale d’Estelle et Claire, tout le mérite leur en revient !

Et lorsque vous écrivez, c’est plutôt en musique ou dans le calme ?

Je viens de finir de travailler sur un livre qui se passe en 1984 et 2003, dans lequel on trouve en particulier de la musique de 1984, donc j’ai écouté pas mal de New Model Army, Crass, Spear of Destiny, The Mob, Echo and The Bunnymen, The Sisters of Mercy, The Banshees, tous les disques que j’ai aimés cette année-là, quand j’avais seize ans. Comme on disait plus haut, c’est une sacrée faille temporelle. J’aime vraiment écouter cette musique, parce que je sens qu’elle m’ouvre sur le monde que je suis en train d’écrire. Comme j’ai appris mon métier dans un bureau où il y avait toujours de la musique à fond, ça ne me distrait pas pendant l’écriture, ça fonctionne comme du carburant et de l’inspiration.

Quels sont les disques qui tournent sur votre platine en ce moment ?

Cesarians I par The Cesarians : mon nouveau groupe londonien préféré, que je recommande chaudement. J’ai aussi pas mal écouté Leader of the Starry Skies, un album tribute à Tim Smith, chanteur des Cardiacs, qui est à l’hôpital, gravement malade ; le disque a été enregistré pour lever les fonds afin qu’il puisse être hospitalisé à domicile, et attirer l’attention sur son catalogue. Du coup, j’ai aussi écouté pas mal de ces albums-là, en particulier Sing to God des Cardiacs et Pony du side-project Spratley’s Japs. Le double album Anthology de New Model Army a pas mal tourné sur la platine lui aussi. Et les dimanches matins, j’aime écouter la Fantaisie sur un thème de Thomas Tellis de Ralph Vaughan Williams, et rêver que je suis dehors, à la campagne, à regarder les hirondelles virevolter dans un ciel bleu au lieu de cette pluie constante et grise qu’on a depuis cinq mois…

Votre premier livre, c’était Londres et les années 1990, celui-ci la fin des années 1970 et dans le dernier, Bad Penny Blues, ce sont les années 1960… mais où vous arrêterez-vous ? Vous nous dites quelques mots de ce livre ?

Bad Penny Blues a été le livre le plus difficile à écrire, mais c’est aussi celui que je suis le plus heureuse d’avoir réussi à terminer. Il évoque une série de meurtres non résolus qui a eu lieu dans mon quartier de 1959 à 1965, quand Ladbroke Glove était un haut lieu de la prostitution londonienne. Toutes les victimes étaient des filles qui avaient été cueillies là-bas, puis leurs corps nus et étranglés étaient retrouvés dans la Tamise, ou non loin, plus à l’ouest, entre Chiswick et Mortlake, qui porte bien son nom. Le tueur a été surnommé Jack the Stripper (Jack le Déshabilleur) par une presse tabloïd sur laquelle on peut décidément toujours compter. Il n’a jamais été retrouvé et, malgré la plus grande chasse à l’homme de l’histoire de la Metropolitan Police[2], l’affaire semble avoir complètement disparu de la mémoire collective. Écrire ce roman a été le plus grand défi de ma vie, et pendant les deux ans que m’a pris son écriture, j’ai appris des choses qui continuent à me stupéfier.

Quand à m’arrêter un jour, impossible, à moins qu’on débranche ma prise…

 

Crédit pour la trad : Marthe Picard

 


[1] Nom donné à la musique populaire américaine de la première moitié du XXe siècle.

[2] Force de police opérant dans le Grand Londres.

Publié dans Entretiens

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