Une interview de Sébastien Raizer par Christophe Dupuis

Publié le par Yan

Christophe Dupuis est de retour pour évoquer cette fois avec son auteur L'alignement des équinoxes, paru en mai 2015 à la Série Noire. Ça parle donc de noir, de musique, de Japon, de construction de personnages et d'arts martiaux. Attention, ça spoile aussi un peu.
Bonne lecture!

 

Sébastien Raizer, pour ceux qui ne connaîtraient pas les Éditions du Camion Blanc (et Camion Noir), pourriez-vous vous présenter ?

Le Camion Blanc est né en 1992 avec un livre que j’ai écrit sur Joy Division. Par la force des choses, on a dû créer une structure totalement indépendante, à partir de rien, pour publier ce livre. Une fois l’amorce de structure créée, on n’a jamais arrêté. Il y a plusieurs centaines de titres au catalogue, aujourd’hui. Camion Blanc ne publie que des livres directement liés à la musique. Mais d’innombrables cultures sombres, marginales, sulfureuses sont fortement connectées à la musique : on a créé Camion Noir en 2006 pour leur donner un territoire d’expression. Le premier titre du Camion Noir est La Bible satanique d’Anton LaVey. Le dernier en date est le Journal d’un tueur de Gerard Schaefer.

À lire le texte d’introduction d’Aurélien Masson, les choses paraissent simples : « Après une longue réunion dans un café, je lui ai simplement dit : “Sébastien, le plus simple serait que tu m’écrives une vraie Série Noire.” […] 8 mois plus tard, je reçois sur mon bureau L’Alignement des équinoxes. » Alors, ça a été si facile ?

C’est exactement ça. Facile, non. Évident, oui. Il n’y a pas grand-chose d’intéressant à dire sur le processus d’écriture. En fait, 5 semaines plus tard, j’envoyais une première version à Aurélien Masson, ensuite j’ai fait autre chose et quelques mois plus tard, je suis reparti de zéro pour écrire la version publiée. Ça a pris 8 mois en tout, effectivement.

Ce livre est présenté comme le premier d’une série – on peut déjà lire quelques pages de la suite à la fin – avez-vous toute la série en tête ? Sera-ce plus un diptyque ou un triptyque… ou une série au long cours que vous suivrez tant que vous ne serez pas lassé de vos personnages ? Si tout est déjà arrêté pour vous, pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

Oui, pour l’instant on a L’Alignement des équinoxes, puis Sagittarius pour mars 2016 et Minuit à contre-jour ensuite. Davantage que les personnages, avec lesquels j’ai un rapport fort, c’est plus une question de mécanique d’ensemble. Des choses se dessinent, j’observe, j’écoute. Bien sûr, il y a le noyau du réacteur, qui évolue et se développe à son rythme, mais rien n’est globalement arrêté, même si j’ai une vision d’ensemble. Je connais à peu près l’histoire souterraine, intime de certains personnages, et encore… Par contre, l’histoire qui fait le contrepoint, l’histoire de surface qui donne tension, vitesse, rythme, celle-là, je ne tiens pas vraiment à la projeter dans un plan avant de commencer à écrire la première version. Je la sens plus que je ne la sais, et je la découvre grâce aux personnages, en écrivant jour après jour.

Serait-ce pour ça que – attention spoiler, chers lecteurs, à ne pas lire avant le livre – Silver s’en sort comme une fleur (personnellement, c’est le seul bémol que j’émettrais sur votre livre, mais on peut en discuter) ?

Je ne trouve pas que Silver s’en sorte facilement. Elle est K.-O. debout, partiellement amnésique… et encore, ce n’est que le début… Mais si vous voulez dire que Silver ne doit pas mourir parce qu’il y a une suite, non non, ce n’est pas ça du tout. Si la logique d’un personnage, c’est la mort, eh bien il meurt, qui soit-il. Je vous cite en contre-exemple Karen, la samouraï girl, qui est un personnage important du livre (spoiler pour spoiler… ;-)).

Aurélien Masson écrit que lorsqu’il a reçu le livre : « Je me suis pris une grande claque au visage. Pour un coup d’essai, c’est un coup de maître ». Ça a donc été un travail solitaire ? Pas de travail avec lui ensuite ?

On a l’avantage de parler exactement le même langage avec Aurélien, ce qui nous permet de parler très peu, de se comprendre en quelques mots. L’écho qu’il me renvoie est fondamental pour l’évolution du livre, d’une version à l’autre. C’est plus un travail tectonique que technique. Comme j’habite au Japon, on ne se voit pas souvent. Une ou deux fois par an. Mais c’est plus l’ambiance de nos échanges qui oriente les choses, pour ce qui concerne le texte en cours d’écriture. C’est une relation précieuse et rare.

Pour ce qu’en dit votre éditeur, c’est votre première incursion dans le noir, alors quelle est votre vision du genre ? Quels auteurs polar (on parlera du reste plus tard) vous ont marqué ?

Aujourd’hui, le monde du polar est totalement éclaté. Au point que je me dis que je n’écris pas de polars : j’écris pour la Série Noire, et ça n’a rien à voir. Je ne connais pas ce monde de façon extensive, je n’y cherche que des singularités. Ce qui tombe très bien, parce que la Série Noire ne publie que cela : des singularités, avec un fonds commun très fort. Aucune chance de tomber sur un livre que vous avez déjà lu cent fois ailleurs… Quant aux auteurs, les plus importants dans mon itinéraire ne sont pas des auteurs de polars. Mais j’ai lu et relu passionnément de nombreux auteurs noirs, Chandler, Thompson, O’Connell, Goodis, Dantec… Quand j’étais ado, un bouquiniste les vendait 2 francs et les rachetait ensuite 1 franc. Des vieux livres au papier jauni, avec une odeur de poussière : j’en ai dévoré des dizaines et des dizaines, je les choisissais en lisant quelques mots du texte de quatrième de couverture et je ramenais la pile la semaine suivante pour en racheter d’autres… Parmi les plus récents, je lis tous les romans de Matthew Stokoe et Jo Nesbø. Et des Japonais qui ont la beauté et la fragilité de fleurs séchées, comme Edogawa Ranpo… Pour ne parler que des « polars ».

Entrons plus en détail dans le roman : comment est-il né ? Et d’où vient cette idée de l’Alignement des équinoxes ?

Tout est parti de la Vipère : radical, insaisissable et dangereux, dans ses actes comme dans son discours… Je savais exactement ce que je voulais : le cœur du noir, le noir absolu, ne réside pas tant dans les actes violents, que dans une pensée totalement hors de contrôle : une vision du monde oblique, irréfutable et inconditionnelle. Une vision du réel et de l’existence mise en actes. Ontologique, carrément. Et lumineuse, au final. Exactement luciférienne, en un sens. Le reste est venu d’un bloc : les personnages de Wolf et Silver, de Karen la samouraï. Il fallait que la force noire de la Vipère prenne corps. Et là, Diane est venue pour la mettre en scène. Le jour où j’ai eu l’idée de la loi de l’alignement, j’étais persuadé que sa formulation existait déjà. Or, je n’ai rien trouvé à ce sujet, sinon une séquence de démonstration mathématique qui s’appelle la théorie de l’alignement. Ça n’avait rien à voir avec mon propos, mais je me suis dit : OK, je fonce. Le reste, c’est écouter la mécanique des sphères, quoi qu’elle dise.

Ce qui marque, entre autres, ce sont les personnages, leurs forces et failles (pour le plus grand plaisir de la Vipère). D’où viennent-ils ? Comment les avez-vous travaillé ?

Ils sont vraiment venus d’un bloc. Ou plutôt, j’ai tout de suite pu attraper l’une de leurs facettes, et ensuite j’ai observé les autres quand ils étaient dans différentes conditions d’adrénaline, de violence, de doute, de solitude… Je ne les ai pas travaillés. Je les ai écoutés. Ils étaient déjà là.

Avec votre parcours, rien d’étonnant que la musique soit omniprésente, mais pourriez-vous nous dire ce qui lie votre roman aux morceaux écoutés dans le livre ? Comment la musique a-t-elle façonné le livre et les personnages ?

Ah, oui, la musique m’a beaucoup aidé pour plonger dans la psyché des personnages, notamment de Diane, qui détruit puis construit son univers. Elle, c’était la musique de Coil qu’il lui fallait – et à moi aussi, pour mieux la connaître, parce qu’on accède à une intimité terrifiante avec Diane, chaotique, en mutation perpétuelle, à la structure éclatée, et pourtant son ensemble constitue une vraie dynamique. Coil, en somme… ;-) Sinon, Wolf, l’ex-commando déphasé, lieutenant à la Brigade criminelle, c’est le Search & Destroy  des Stooges qui coule dans ses veines, c’est la violence qu’il doit canaliser en permanence, notamment grâce à son binôme Silver. Et la Vipère se régénère au son des haïkus électroniques de Kraftwerk.

L’Asie est omniprésente dans votre livre, vous vivez à Kyōto (nous y reviendrons), quel rapport entretenez-vous avec l’Asie ?

Ah, ce n’est pas une interview, c’est un livre que vous me demandez… En deux mots : spirituellement viscéral.

Depuis combien de temps vivez-vous à Kyōto ? Pourquoi vous y être installé ? Quel regard portez-vous sur la France et l’Europe ?

Idem : c’est une longue histoire… Un seul mot, cette fois : kenshō !

En parlant de regard,  quel est le vôtre sur : « Puis il considérera tout ce qu’il venait d’entendre. Et il devait bien admettre que tout au fond de lui, il ne pouvait pas donner entièrement tort à Marquez. »

Ah ah ! Je donne complètement raison à Marquez ! Ceci dit, son discours est complexe et comporte une part de provocation – ce qui est l’un des traits du personnage. De quel aspect de sa tirade parlez-vous en particulier ? S’il s’agit du point précis où Marquez parle à Wolf de son métier de flic, je n’ai rien inventé, j’ai synthétisé : je l’ai entendu de la bouche de vrais flics… Pour le reste de son propos, je trouve que Marquez identifie précisément les métastases du cancer de la société-monde.

Parmi les livres de chevet des différents personnages, lesquels sont les vôtres et comment vous ont-il façonné ?

De mes livres, j’ai donné à Karen tous ceux dont elle avait besoin (Hagakure, Kojiki, etc.)

Sinon, les livres que je lis et relis sont ceux de Yukio Mishima, Philip K. Dick et William S. Burroughs : les trois pôles Nord.

Trois livres : Le Soleil et l’Acier, Ubik, Les Cités de la nuit écarlate.

Trois tétralogie/trilogies : La Mer de la fertilité, La trilogie divine, le triptyque La machine molle / Le ticket qui explosa / Nova express.

Un coup de foudre hors du temps : Yapou, de Shozo Numa (Désordres / Laurence Viallet)

Et un dernier pour la route : Dogra Magra, de Yumeno Kyūsaku (Picquier)

Le reste, c’est une histoire personnelle que l’on écrit avec le temps. Je trouve très important de relire, c’est une découverte à chaque fois augmentée, toujours plus profonde. La première lecture n’est bien souvent que de surface.

On y parle pas mal d’arts martiaux… Vous pratiquez ?

Oui, le muay lao de Silver, notamment. J’ai pratiqué le shotokan pendant pas mal d’années. Puis j’ai trouvé quelque chose de proche dans le marathon, la fusion corps/esprit, le fameux « runner’s high ». Avec la dimension méditative en plus.

Aurélien Masson, toujours lui, parle de « deux courts textes, deux novellas poétiques teintées de noir mais qui n’avaient rien d’une Série Noire »… Pourra-t-on les lire un jour ?

En fait, je lui ai d’abord envoyé trois novellas avant d’écrire Les équinoxes – et qui n’ont rien à voir, ni entre elles, ni avec le roman. Comme j’écris en permanence, d’autres textes se sont ajoutés au fil du temps. On verra bien…

Votre livre a suscité une petite polémique dans le monde du polar (http://fonduaunoir44.blogspot.fr/2015/05/lalignement-des-equinoxes-sebastien.html) quel est votre regard dessus ?

Aucun.

Et pour finir, qu’est-ce qui tourne sur vos platines en ce moment ?

Maximum the Hormone et Nisennenmondai, deux groupes japonais très différents, et passionnants.

Avez-vous des choses à rajouter ?

La Série Noire est un gang. Benoît Farcy, Christelle Mata, Clément Ravon sont très importants, à plusieurs titres. Les livres n’existeraient tout simplement pas sans eux.

Merci bien.

Dōitashimashite ! Arigatō gozaimashita.

どういたしまして!ありがとうございました。

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