Une interview d'Ayerdahl par Christophe Dupuis

Publié le par Yan

2015 a eu son lot de malheurs et de disparitions. Parmi ces dernières, celle d'Ayerdahl. Petit hommage à cet écrivain engagé et porteur d'une colère salutaire de la part, une fois encore de Christophe Dupuis, qui exhume une interview de 2010, au moment de la parution de Résurgences, et qui en dit beaucoup sur Ayerdahl, l'homme comme l'écrivain.

J’ai une théorie, pour moi c’est un seul livre de 1100 pages et à la fin de “Transparences“, vous auriez pu écrire “A suivre…“. Me trompe-je ?

Oui, vous vous trompe-je. L'idée de donner une suite à Transparences est née de la réélection de DoubleYou Bush, pendant que James Morrow lisait le texte qu'il avait préparé pour l'inauguration des Utopiales et qui disait en substance combien il était catastrophé par cette nouvelle apprise dans l'avion le conduisant en France. Nous étions tous catastrophés. Naïs devait se tenir derrière moi, elle m'a tapé sur l'épaule et, quand je me suis retourné, elle m'a fait un clin d'œil, l'air de dire "On remet ça ?". Il m'a semblé qu'elle était en effet la femme de la situation. Deux ans et demi plus tard, une minorité de Français élisaient Sarkozy, à peine un quart de ceux en âge de voter, mais ça a suffi pour tirer Michel de la Commune des Cévennes. C'est effrayant un quart de Français, ça pèse dans les vingt-cinq neurones tout mouillé, mais ça se croit tout permis. Là aussi, je me suis dit que Michel était le sans-droits de la situation. J'ai jeté Opacités, dont le titre était exécrable et qui, surtout, n'était pas assez européen pour dire mon effroi, j'ai astiqué mon clavier le moins goudronné, j'ai collé un tireur d'élite sur un toit lyonnais et j'ai regardé par sa lunette la mendiante qu'il s'apprêtait à expédier dans un enfer moins intolérable que celui imposé par nos belles sociétés de nantis à ceux qu'elles privent de tout. Le titre était une évidence, probablement et inconsciemment influencée par celui du roman d'Emmanuelle Maia : Résurgences, publié en mai 2006 aux éditions Nuit d'Avril.

Effectivement, mauvais contexte… on vous sent d’ailleurs assez énervé dans votre livre, et vous citez – en toute fin – Sartre : “La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne puisse s’en dire innocent“… J’ai l’impression que ça se perd, me tromperai-je deux fois en deux questions ?

Énervé, moi ? Alors qu’on crève de froid et de malnutrition un peu partout dans les rues d’Europe, et particulièrement en France. Alors qu’on expulse à tout va de toute l’Europe, et particulièrement de France, des wagons… pardon, des charters entiers de réfugiés politiques ou économiques, bref humanitaires pour éviter la novlangue de bois, vers leurs prisons ou leurs famines d’origine. Alors que l’argent des états sert à distribuer des dividendes et des bonus à des capitalistes sans vergogne… pardon pour le pléonasme… pour qu’ils affament le tiers-monde, surexploitent les pays en voie de développement, paupérisent les nations industrialisées, endettent le monde entier et condamnent plusieurs générations à subir les effets de leur gabegie écologique. Non, je ne suis pas simplement énervé. Et je suis chaque jour plus nombreux.

Et quand on voit la mort quasiment passée inaperçue (en France tout au moins) d’Howard Zinn, on se demande “à quoi bon“, non ?

Étonnant, n’est-ce pas, dans un pays qui, oublieux de toutes les déclarations des droits de l’homme (et surtout de celle de 1793), du programme du Conseil National de la Résistance, du préambule à la Constitution de 1946 et de la Constitution elle-même, s’efforce de rendre illégales toutes formes de désobéissance civile et légifère contre la résistance à l’oppression en la qualifiant de terrorisme ?

En tous cas, vous ne baissez pas les bras (ça fait du bien) et vous allez même jusqu’à “proposer des choses“ (pour nommer ça rapidement) avec le parcours – excellent – de Michel. Pensez-vous qu’en ces temps d’apathie généralisée on puisse un jour voir des mouvements – plus que légitimes – comme celui-ci se produire ?

Je ne pense pas que l’époque soit à l’apathie. Je constate, par contre, qu’elle est à la manipulation, dont les mass-médias sont de très efficaces champions. Silences, omissions, contre-vérités, mensonges, effets de manches, rabâchages, diversions, alertes, alarmes, terreurs… du prêt-à-penser à longueur d’antenne et de colonnes qui brouille la réflexion, régule le raisonnement, normalise le positionnement, uniformise l’action. Il est difficile de produire du changement sous hypnose.

Et pensez-vous qu’en dehors de mouvements forts comme les “20 000 doigts“ les choses auront une chance de bouger ?

Non.

Sortons du contexte “social“ pour revenir sur le livre. Il n’y a ni résumé ni introduction (n’ayant qu’une épreuve de presse, je n’ai pas accès au 4ème de couverture) précisant que c’est la suite directe de “Transparences“, mais (en tous cas je n’ai pas réussi) impossible de commencer “Résurgences“ sans avoir lu “Transparences“… C’est volontaire ?

C’est un choix né de mon expérience personnelle de lecteur. Je déteste que l’auteur d’un deuxième ou d’un énième opus d’un ouvrage me brise la lecture à grand renfort de rappels, de notes, de flash-back ou de références. J’en profite d’ailleurs pour remercier tous les auteurs qui respectent ma mémoire ou, à défaut, ma capacité de relire leur ou leurs ouvrages précédents, à commencer par deux immenses disparus Stieg Larsson et Frank Herbert.

Dans votre bibliographie on voit 5 ans entre ces deux romans, alors comment tout ceci s’est-il articulé ?

Six ans, en fait. Une dépression qui traînait depuis la fin des années 90, une sortie de dépression brutale pour l’entourage, une remise sur pied laborieuse, un peu de vraie vie à bout portant, beaucoup de désorientation, de nombreuses rencontres, plusieurs romans avortés. Puis la machine redémarre.

Pour ceux qui n’auraient pas suivi le début, vous pourriez nous dire deux mots sur “Transparences“ ?

1997, Stephen, criminologue canadien, compulse pour Interpol les dossiers d’assassinats multiples des 30 dernières années en vue de résoudre des affaires inabouties. Il tombe sur un cas qui l’interloque : Ann X qui, à Berlin en 1985, âgée de 12 ans, tue avec un sabre ses parents, liés à la CIA, et un couple de leurs amis. Il va retracer son histoire, celle d’une enfant martyre, d’une adolescente perturbée, d’une adulte meurtrière dont les témoins ne se souviennent jamais et dont le visage est flou sur toutes les photos. Il lui imputera jusqu’à mille assassinats et découvrira qu’un service américain se sert d’elle pour maquiller des crimes politiques. Il comprendra aussi la nature de la transparence qui la rend insaisissable et prendra conscience que de nombreuses personnes sont pratiquement invisibles au regard du monde, comme son seul ami, Michel, un sans-abri qui fait la manche dans son quartier et dort sur un banc en bas de chez lui. Sur l’échelle du mépris avec lequel l’humanité traite ceux qu’elle rejette avant de devenir aveugle à leur misère, Ann X est juste en bout de chaîne évolutive.

Et nous dire d’où vous est venu cette idée, ce concept, de transparence ?

L’idée de mettre en scène un personnage transparent est née de la lecture de plusieurs romans de Roland C Wagner (Les futurs mystères de Paris), dont le personnage principale, Tem, est transparent malgré lui, au point qu’il porte un borsalino vert fluo pour que les gens remarquent sa présence et que même ses amis l’oublient. Christopher Priest et Algis Budrys avaient auparavant exploité le concept.

Concept que vous développez encore avec ces “20 millions de transparents dont la Communauté ne veut rien savoir“…

Oui, toutes ces misères, toutes ces souffrances qu’on ne veut pas voir ni connaître : les sans-abri, les sans-papiers, les sans-droits.

Avec ce diptyque vous refaites (on ne va pas s’en plaindre) une incursion dans le polar (j’avais le souvenir de “L’homme aux semelles de foudre“), qu’est-ce qui vous attire dans ce genre ?

La contemporanéité. Le thriller se prête merveilleusement à la mise en abyme du monde à travers les jeux de pouvoir et ce qui amène certains représentants de l’espèce humaine à commettre les pires exactions contre tout ou partie de l’humanité.

Et quels sont vos auteurs de prédilection ?

La liste est interminable. Ceux qui me viennent à l’esprit à l’instant : Colum McCann, Marcel Camus, Michael Chabon, Martin Winckler, John Varley, John Irving, James Joyce, Roland C Wagner, Stieg Larsson, Pierre Bordage, Norman Spinrad, Didier Daeninckx, etc.

 

 

 

 

 

 

 

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