Une interview de David Peace par Christophe Dupuis

Publié le par Yan

Une fois encore, Christophe Dupuis a réagi au quart de tour. En suivant donc la chronique de GB 84, voici donc l'interview réalisée par Christophe à la sortie du roman. Peace y parle de sa tetralogie, de son enfance, de son écriture et, bien entendu de GB 84. Passionnant.

Interview David Peace

The Red Riding Quartet & GB 1984

Propos traduits par Daniel Lemoine, rencontre à Paris le 15 mai 2006

David Peace, vous êtes né et avez grandi dans le Yorkshire, avez publié votre premier polar en 1999 et vous vivez aujourd'hui au Japon… mis à part ceci, on ne connaît pas grand-chose de vous, pourriez-vous nous dire quelques mots en plus sur votre vie?

Je suis né en 1967, dans le Yorkshire, j'y ai grandi et l'ai quitté pour Manchester vers 1986/87, pour entrer à la Manchester Polytechnic, une université peu cotée. J'ai fait des études d'anglais, puis j'ai écrit des livres et des pièces de théâtre, mais rien n'a été publié. En 1992, je suis parti pour Istanbul, enseigner l'anglais, j'y suis resté deux années, pendant lesquelles tout mon travail littéraire a été rejeté aussi. Puis je suis parti à Tokyo, pour enseigner l'anglais, et me suis dit que quitte à ce que tout soit rejeté, j'allais écrire pour mon plaisir. J'écrivais avant et après le travail, tous les jours, sur des blocs. Un jour mon père est venu, il a lu ce que je faisais, et m'a dit "tu devrais essayer de faire publier ça". J'étais angoissé et déprimé par toutes ces réponses négatives, mais j'ai tout tapé à la machine et envoyé à Serpent's Tail. Ils ont décidé de publier 1974. A ce moment-là, j'avais déjà entamé 1977. J'ai écrit les autres à la suite. A cette époque, j'ai rencontré ma femme, qui est japonaise, et j'ai décidé de rester à Tokyo, où j'enseignais à plein temps. Lorsque ma tétralogie a été terminée, je suis passé chez Faber et Faber. Avec cet argent et le succès de la tétralogie au Japon, j'ai pu écrire à plein temps. Je reconnais que j'ai la chance de pouvoir le faire.

Il va maintenant falloir casser ou non une légende : on peut lire dans certains journaux que vous avez longtemps suspecté votre père d'être l'éventreur et dans d'autres que c'est une pure affabulation… alors, avez-vous réellement soupçonné votre père?

J'ai suspecté mon père, c'est vrai, mais pour bien en parler, il faut revenir sur cette affaire de l'éventreur. Qu'en connaissez-vous?

Ce que vous en avez écrit dans vos romans… (rires)

L'éventreur a commencé à tuer en 1975. Il ne tuait que des prostituées jusqu'en 1977 où il a tué une femme qu'on a dit presque une "innocente". À cette époque, le mouvement de paranoïa dans le Yorkshire était impressionnant. La police disait que cet homme était le mari de quelqu'un, le père de quelqu'un, le frère de quelqu'un… et tout le monde suspectait tout le monde. J'avais dix ans et à l'époque il y avait une sorte de jeu où l'on se disait "ton père est l'éventreur".

Mon père était directeur d'une école primaire, après manger, il partait travailler et je me couchais en son absence. Bien sûr, il ne rentrait pas tard, mais je ne le savais pas, je dormais. Et comme les meurtres avaient lieu lorsque mon père était absent, je pensais que c'était lui. Nous étions nombreux à avoir de telles pensées, cela montre le niveau de paranoïa qu'il y avait dans le Yorkshire.

En 1978, la police reçoit la fameuse cassette avec la voix qui n'était pas d'origine du Yorkshire, tout le monde a cru que la bande était vraie – ce qui n'était pas le cas – et de là, toute la suspicion dans le Yorkshire a pris fin. De ce jour, ma seule angoisse a été que ma mère soit la victime de l'étrangleur.

Rétrospectivement, je me souviens qu'à cette époque, je lisais les aventures de Sherlock Holmes et je pensais que je pouvais attraper l'éventreur. Mon frère et moi découpions les extraits de presse et nous avions monté une espèce d'agence de détectives, pensant bien coffrer l'éventreur… peut-être est-ce là l'origine de mes romans.

Votre premier livre sort en 1999 dans une petite maison anglaise, découvert par John Williams, comment cela s'est-il fait?

Mon père, toujours lui, m'envoyait des livres d'auteurs de polar anglais tel que Nicholas Blincoe, publié par Serpent's Tail. Je lisais Blincoe et je pensais, sans arrogance aucune, loin de moi cette idée, que mon roman était meilleur. J'ai fini par leur envoyer trois chapitres, ils m'ont appelé pour me demander si j'avais la suite et ça s'est fait tout simplement.

C'était John Williams?

Oui. J'admirais son œuvre. J'ai eu beaucoup de chance avec mes éditeurs et directeurs de collections et je suis très heureux d'avoir été publié par John Williams. Souvent les auteurs racontent leurs galères éditoriales, pour moi, que ce soit l'Angleterre, la France, j'ai toujours eu de bons éditeurs, sans être obligé d'en changer régulièrement…

Et de bons traducteurs, rajoute Daniel Lemoine sur le ton de la plaisanterie

Oui, sauf en Italie où ils changent à chaque fois, et je pense que ce n'est pas une bonne chose, on perd la voix de l'auteur.

C'est le premier volet de la tétralogie "Red Riding"… en commençant à l'écrire, pensiez-vous vous embarquer pour une aventure si longue?

À peu près à la moitié de 1974, j'ai réalisé que je voulais écrire sur l'éventreur et j'ai imaginé le Quartet en me disant que le dernier traiterait de la grève des mineurs. En écrivant 1980, je me suis rendu compte que la grève des mineurs était trop importante pour rentrer dans ce cadre et j'ai réalisé qu'il faudrait que ce soit un livre à part.

On sent l'influence de James Ellroy, celle de vos compatriotes Robin Cook et Ted Lewis… quels sont les auteurs qui vous influencent ?

J'ai énormément d'influences. Les premières remontent à mon enfance, Conan Doyle et Chandler. Il y a eu les Angry Young Men, les jeunes gens en colère, un groupe d'écrivains du Yorkshire. Des auteurs intéressants, peu connus, peu lus, qui ne faisaient pas du polar, mais écrivaient sur la classe ouvrière du Yorkshire. Au niveau du style, il y a l'influence d'Hemingway, Chandler, Hammett. Ce qui est intéressant, c'est que des américains comme Ellroy ou Burke, admiraient aussi ces auteurs. Tout comme Robin Cook, ou Ted Lewis – "Le retour de Jack" est dans le même style.

Lorsque j'ai commencé 1974, je voulais écrire "Le retour de Jack" rencontrant James Ellroy. J'admire beaucoup Ellroy, il a fait monter le polar d'une marche tant sur l'histoire des villes que sur le travail autour du style.

Vous parlez d'Ellroy, on sent une filiation,lui avec l'affaire du Dahlia Noir, vous avec l'éventreur…

Il n'y a pas que Ellroy. Lorsqu'on commence à écrire, c'est important d'écrire sur ce qu'on connaît, sur les sources de l'enfance. Le Yorkshire est très important pour moi, j'y ai grandi…

Justement, s'il n'y avait pas eu l'éventreur, auriez-vous pu y écrire une aussi grande saga?

J'ai écrit des livres, avant, qui n'étaient pas liés à l'éventreur et j'écris aujourd'hui sur Tokyo en 1946, ce n'est donc pas obligé d'écrire sur sa région d'enfance. Mais pour moi, pour trouver ma voix, il était important de le faire. 1974 est le seul livre que j'ai imaginé, les autres sont tirés de faits réels. J'ai toujours et toujours écrit, et j'aurai certainement écrit même s'il n'y avait pas eu l'éventreur. Cela aurait certainement été plus dur. L'éventreur a changé mon écriture. J'ai un jour parlé avec Ian Rankin qui m'a dit que son écriture avait changé à la suite de "Black and Blue" lui aussi a été inspiré par Ellroy…

Cette tétralogie est ancrée dans le temps, avez-vous fait beaucoup de recherches pour la resituer précisément (je pense au massacre organisé du camp de gitans dans 1974, par exemple, ou à The John Shark Show dans 1977)?

Pour 1974, comme je l'ai dit, j'ai tout inventé, mais l'histoire du camp des gitans est basée sur ce que la police a fait aux mineurs à une époque. Mais, même pour 1974, j'ai fait beaucoup de recherches pour ancrer ma fiction. En général, pour un livre, c'est six mois de recherches, qui m'aident à me remettre l'esprit dans l'époque, et six mois d'écriture. J'écris vite et ensuite, je ne réécris pas beaucoup, c'est comme si j'avais le film dans la tête, et je l'écris, l'écris…

Vous écrivez plus vite que votre ombre…

Pour GB 84, j'ai mis deux ans, un de recherches, un d'écriture. Faber & faber voulait un livre tous les deux ans, mais je suis reparti sur la base d'un livre par an, sinon ça ne va pas, cela laisse trop de temps pour réfléchir, douter, s'inquiéter…

On voit votre style évoluer au fur et à mesure des livres (tant sur l'explosion de la narration, que sur le rythme…), comment travaillez-vous vos livres?

Ça vient naturellement, je ne sais pas vraiment. C'est le style dans lequel je pense. Même lorsque je suis en période de recherches, j'écris quand même. Ça a l'air spectaculaire, mais je ne suis pas heureux lorsque je n'écris pas. Je passe beaucoup de temps sur les phrases et les paragraphes des livres que je lis et que j'aime. Et souvent, j'en recopie des morceaux, comme un musicien fait des gammes, ou un peintre des copies. Samedi dernier, j'ai passé du temps à recopier Lovecraft. Quand on recopie des textes, c'est comme si on les faisait pénétrer en soi, on voit mieux pourquoi l'auteur a choisi tel mot plutôt qu'un autre, comment il a construit son paragraphe. Parfois je m'amuse à réécrire des morceaux avec "mon style", je pense que c'est pour ça que mon style se développe – peut-être – en tous cas, il évolue.

Que ce soit ici ou dans GB 84, on y voit la police dans ses menaces, tabassages, interrogatoires musclés, humiliants, d'où on extrait des aveux à coup de poing… on y voit dans 1977 "aucune charge retenue contre les policiers après la mort d'un détenu"… ils avaient vraiment tous les pouvoirs à cette époque?

Oui, c'était peut-être même pire, et je ne pense pas que ça ait évolué aujourd'hui. En même temps, je comprends leurs problèmes et je n'essaye pas de les juger. La police a une mauvaise image dans le livre, je le comprends. Certains lecteurs sont choqués par leur comportement mais d'après ce que m'en ont dit des proches ou des policiers eux-mêmes, le livre est très honnête vis-à-vis de la police. Surtout en cette période de tensions avec l'IRA, où les policiers voyaient les victimes de bombes, les victimes de l'éventreur, les victimes de l'horreur… quand on voit ce genre de choses à répétition, on se demande comment à la longue on réagira. Je me demande comment à la longue j'aurai réagi.

Ces hommes que vous dénoncez, vous en remerciez tout de même quelques-uns en introduction de 1977 "Ce livre est dédié aux hommes et aux femmes qui ont tenté de mettre un terme à ces crimes."

Oui, car ils avaient sincèrement envie de capturer l'éventreur. La police aussi a été victime, comme tout le monde, de l'endroit, et de l'époque.

Visiblement rien n'a changé pendant pas mal de temps, en témoigne dans 1983, cette scène d'extorsion d'aveux que vous répétez dans le temps (seuls changent les flics et la marque de cigarettes)…

Ces scènes sont basées sur celles, réelles, qui sont arrivées aux gens susceptibles d'appartenir à l'IRA. J'ai aujourd'hui un ami qui a été un jour accusé de viol – il était innocent, c'était une erreur d'identité – et ce qu'il m'a raconté de son interrogatoire, c'est comme ce que j'écris. A la fin de l'interrogatoire, il pensait véritablement l'avoir fait ! Pas de sommeil, menaces de violences, interrogatoires à répétitions… ce n'est pas tant la violence réelle, physique, mais surtout la sensation que ça pouvait tomber à tout moment qui faisait craquer les gens… et à la fin, à la longue, les gens étaient persuadés d'avoir fait les choses. L'épisode de la cagoule mise aux mineurs par la police dans GB 84, c'est une technique des militaires anglais en Irak. Toutes ces techniques – la cagoule, pisser sur les gens, les humiliations…– ont commencé dans l'Empire britannique. Elles ont été mises au point par un soldat et la police aujourd'hui a un petit livre qui répertorie toutes ces méthodes, qui sont, par exemple, utilisées aujourd'hui en Irak.

Dans 1980, chaque chapitre commence avec un texte qui est les derniers instants des victimes de l'éventreur… comment faire pour ressortir indemne de tels textes? (On pense à Cook et "J'étais Dora Suarez", par exemple).

J'admire Robin Cook, qui avait de la sympathie pour les victimes. Et pour être honnête, je ne pense pas qu'il y ait de sympathie pour les victimes dans l'œuvre de James Ellroy. Dans ces livres, je voulais donner la voix aux victimes. Et dans GB 84 je voulais donner la voix aux mineurs, qui sont les victimes. C'est la raison pour laquelle j'ai écrit ce livre. C'est important pour moi en tant qu'écrivain, d'essayer de porter la voix des victimes.

GB84 sort 20 ans après cette grande grève, quel a été l'accueil en Angleterre?

Il a eu beaucoup de presse positive, de compliments, mais je ne pense pas vraiment que les gens s'intéressent vraiment à ce qui s'est passé. Il y a eu beaucoup de télé et de radio sur le vingtième anniversaire. En Angleterre, nous avons une grosse industrie de la nostalgie.

Mon livre est autant à propos de la société actuelle que de celle d'il y a vingt ans. La société aujourd'hui est le résultat direct de ces évènements. Le gouvernement Blair, l'économie aujourd'hui ne pourraient exister sans ça et il devrait y avoir d'avantage de débats sur ce que les gens vivent aujourd'hui.

Pour moi en tant qu'écrivain, c'est une perte de temps que de se préoccuper de l'opinion des gens. J'ai des projets à long terme sur les livres que je vais écrire. Je suis content, certes, si les livres sont bien reçus, mais s'ils ne le sont pas, ça ne m'affecte pas.

Vous qui viviez encore en Angleterre en1984, comment avez-vous vécu cette période ? Des membres de votre famille ont-ils été touchés ?

Mes grands-oncles étaient mineurs et je vivais dans un village de mineurs. Les gens avec qui j'allais à l'école, ceux à qui mes parents enseignaient, étaient tous touchés par la grève. J'avais 17/18 ans, je soutenais la grève, mais je n'avais pas compris comme c'était important. Plus j'écrivais le livre, plus je me sentais coupable de ne pas avoir pris la mesure de la souffrance de ces gens.

Peter, parlant de Margaret Thatcher dit "Elle doit vraiment nous haïr", un sentiment que partageait beaucoup de monde à l'époque?

Oui. L'essentiel des textes de Martin et Peter vient des choses que les gens m'ont dit ou des témoignages que j'ai lus. On a le sentiment que le gouvernement avait prévu ça et qu'il prenait sciemment les mineurs comme cible, car en 1974, les mineurs avaient abattu le gouvernement conservateur. Thatcher avait de la rancune contre l'IRA et eux comme les mineurs, étaient des gens qu'elle haïssait vraiment. Quand on pense aux grévistes de la faim de l'IRA, c'est fou qu'elle les ait laissé mourir, tout comme les mineurs, qu'elle a simplement laissés souffrir.

C'est extraordinaire en France qu'après les manifestations de ces derniers jours, le gouvernement ait changé ses projets. Nos médias trouvent ça stupéfiant. Pour la guerre en Irak, des milliers de gens étaient dans la rue et le gouvernement n'a pas changé pour autant de cap, car en Angleterre, si on change, on est faible, comme disait Tatcher… et pourtant on est en démocratie !

Et le gouvernement Thatcher? Margaret a-t-elle contribué à votre envie de quitter le pays? (en France, beaucoup réfléchissent à ce qu'ils pourraient faire si Sarkozy passait en 2007).

Quand je suis parti, je haïssais vraiment l'Angleterre. Je peux le dire car je suis en France. Bien que ne vive plus en Angleterre, je dois être prudent. L'Angleterre me manque, c'est sûr, mais lorsque j'y suis plus de deux semaines, je n'ai plus qu'une envie, repartir. Mais le Japon est de plus en plus comme l'Angleterre, le gouvernement donnant le modèle anglais comme exemple à suivre !

Depuis quelques années, vous vivez au Japon, vos livres y sont-ils traduits? Si oui, quel est l'accueil du public?

Le premier a été un best-seller, mais les autres se sont moins vendus. Pour GB 84, j'ai changé d'éditeur et aujourd'hui, j'écris une trilogie qui se passe pendant l'occupation américaine du Japon. Je travaille en collaboration étroite avec mon éditeur et j'attends avec impatience la réaction des japonais.

Lisez-vous le japonais? Si oui, du polar? Si encore oui, que pensez-vous du genre là-bas?

Je ne lis malheureusement pas encore très bien le japonais. Je m'y suis mis sur le tard, ne pensant pas rester si longtemps là-bas. Mais je connais quelques auteurs, malheureusement pas traduits en France.

Un grand merci à vous

Pareillement, et hésitez pas à passer me voir au Japon [nous n'avions pu interviewer David Peace lors de notre passage à Tokyo, ce dérnier étant en tournée en Italie]

 

"Saloperie de Yorkshire".

"Leeds, saloperie de Leeds :

Leeds médiévale, Leeds victorienne, Leeds bétonnée…

Décrépitude, meurtre, enfer…

Ville en béton…

Ville morte :

Seulement les corbeaux, la pluie et l’Eventreur…

L’Éventreur de Leeds…

Le roi Éventreur."

 

"C'est très vieux tout ça…

Mais les mensonges subsistaient, ces petites fictions acceptées que nous appelions histoire…

Histoire et mensonges…

Plus solides que nous."

Publié dans Entretiens

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B
excellent
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Y
C'est souvent le cas des interviews de Christophe Dupuis.