La moitié du paradis, James Lee Burke
« Dieu lui-même se tue en chaque feuille qui vole,
Et mieux vaut l’enfer que la moitié du paradis. »
C’est sur ces vers du poète américain Edward Arlington Robinson, qui lui donnent son titre, que s’ouvre le premier roman de James Lee Burke (datant de 1965) enfin traduit en France par les éditions Rivages. Exercice souvent un peu vain et servant juste la plupart du temps à placer l’auteur sous le signe d’un bien meilleur que lui (généralement Shakespeare dont on se demande parfois s’il n’a pas écrit que pour cela), l’épigraphe est ici, pour une fois, totalement justifiée en ce qu’elle donne réellement le ton de l’histoire qui va suivre.
L’histoire ou plutôt les histoires, puisque James Lee Burke s’attache à suivre les destinées de trois jeunes hommes dans la Louisiane du début des années 1960. Avery Broussard est le dernier descendant d’une famille de riches cultivateurs de canne à sucre déclassée au sortir de la guerre de sécession jusqu’à ce que le domaine, morcelé au fil des ans, finissent par disparaître. Accusant un penchant certain pour la bouteille et incapable après la mort de son père de relever la minuscule exploitation qui lui reste, il se lance dans le trafic d’alcool, ce qui lui vaut d’être arrêté et envoyé dans un camp de prisonniers de l’État. Musicien originaire du nord de la Louisiane, à la frontière avec l’Arkansas, J.P. Winfield se fait remarquer par un promoteur de spectacles. S’il espérait vivre de sa passion, il ne se doutait pas qu’il devrait pour cela devenir esclave de son manager, soutenir des campagnes promotionnelles pour des boissons énergisantes ou des campagnes électorales, et qu’il s’enfoncerait aussi peu à peu dans la drogue. Quant à Toussaint Boudreaux, docker et boxeur, il a la malchance d’être noir dans cet État et plus encore celle d’être une proie facile pour des trafiquants cherchant un pigeon qui pourrait faire diversion et tomber entre les mains de la police pendant qu’eux passeraient. Emprisonné, il croisera la route d’Avery Broussard.
Chacun d’entre eux touchera ou apercevra, plus ou moins fugitivement le paradis. Dans les bras d’une femme aimée pour Avery, au travers d’une promesse de carrière sportive pour Toussaint ou grâce au succès pour J.P. Mais, comme le disent les vers d’Edward Arlington Robinson, cela ne pourra que rendre la perte ou la fuite de ce paradis que plus terrible encore.
C’est un roman profondément pessimiste, ou plutôt janséniste d’une certaine façon, puisqu’il montre que, en fin de compte, le libre-arbitre des personnages ne sera jamais assez fort pour aller à l’encontre d’une destinée qui semble déjà écrite, que nous offre Burke. Si Toussaint, peut-être à cause de sa condition même de noir ayant grandi dans un État ségrégationniste, prend sur lui de se battre (sans pour autant couper à un destin qu’il ne fera qu’accélérer comme un ultime sursaut de liberté vis-à-vis de ce que la vie lui a réservé dès l’origine), J.P. et plus encore Avery à cause du contraste que l’auteur crée en lui donnant pour acolytes deux hommes révoltés, le trafiquant LeBlanc et Toussaint Boudreaux, apparaissent passifs, incapables d’aller à l’encontre de leur destin.
On sort de la lecture de La moitié du paradis avec des sentiments mêlés. Une certaine affliction et le plaisir d’avoir vu quelque chose de beau, comme l’écoute d’un bon vieux blues. Et l’on s’aperçoit que ce premier roman, qui annonce déjà le formidable Vers une aube radieuse – deuxième roman et sans doute chef-d’œuvre de l’auteur –, contient tout ce qui fera le succès de James Lee Burke ; la Louisiane, bien sûr, et puis le souffle lyrique, l’attachement à des personnages marqués par le destin, qu’ils luttent contre lui ou qu’ils l’attendent avec fatalisme. Sans être dénué de défauts, de quelques scories, ce premier roman de Burke méritait bien cette édition, aussi tardive soit-elle.
James Lee Burke, La moitié du paradis (Half of Paradise, 1965). Rivages/Thriller, 2012. Traduit par Olivier Deparis.
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