La ville nous appartient, de Justin Fenton

Publié le par Yan

On a beaucoup voulu comparer La ville nous appartient aux œuvres de David Simon : Baltimore, The Corner, The Wire. Il est vrai que c’est tentant. Il y a le cadre, Baltimore, le fait que, comme l’a été Simon, Justin Fenton soit journaliste au Baltimore Sun et, bien entendu, le fait que ce soit Simon qui adapte le livre de Fenton pour la télévision (We Own This City, actuellement diffusé en France sur OCS). Comparaison n’est cependant pas raison et si Justin Fenton apporte à son tour un éclairage sur Baltimore et sa police, il le fait d’une manière bien différente. Nous aurons l’occasion d’y revenir.

À la fin des années 2000, Baltimore revient à un niveau d’homicides – près de 300 par an – qui flirte avec les records du début des années 1990. C’est dans ce contexte qu’est créée en 2007 la Gun Trace Task Force (GTTF), une unité chargée de remonter les filières d’armes. L’officier de police Wayne Jenkins, connu dans le service pour son taux record d’arrestations (et une propension certaine à la violence) est affecté à cette unité d’élite qui, peu à peu se concentre aussi sur les affaires de drogue et, dans le cadre d’une politique de « tolérance zéro », abandonne les longues enquêtes au profit d’arrestations en lien avec la petite délinquance. Dix ans plus tard, Jenkins, devenu sergent, est arrêté avec six de ses hommes et accusé de corruption et de racket en bande organisée. Il faut dire qu’entre temps il y a notamment eu la mort en 2015 de Freddie Gray, jeune délinquant noir victime de violences lors de son arrestation et, à la suite de cet événement, des émeutes particulièrement violentes. Soucieuse de redorer son image, de tisser un lien plus sain avec la population, et de cesser de payer des millions de dollars aux victimes de la violence de ses officiers, la police de Baltimore a commencé à faire le ménage en son sein. Or, Wayne Jenkins, malgré et à cause de ses taux miraculeux d’arrestations et de saisis était dans le collimateur de certains services.

Voilà pour le fil directeur du récit de Justin Fenton. Le journaliste dévoile les turpitudes de Jenkins et de ses hommes, la manière dont ils deviennent eux-mêmes un gang qui cherche moins à éliminer la délinquance qu’à la plier à ses propres règles pour mieux s’accaparer le produit de ses trafics. Mais surtout, Justin Fenton peint autour de cet affaire le portrait de Baltimore dans les années 2000 et 2010 ; ville à la dérive agitée par les tensions raciales dans laquelle la police apparait de moins en moins comme un remède et de plus en plus comme un mal qui vient encore s’ajouter aux autres. Parce que le pouvoir politique a besoin de résultats immédiats et que ceux-ci ne peuvent s’obtenir qu’en s’affranchissant d’un certain nombre de règles. Ainsi en va-t-il des méthodes de la GTTF – entre autres – qui multiplie les contrôles au faciès pour tamiser et parfois tomber sur une affaire d’importance non pas grâce à un travail d’enquête mais au hasard. La manière dont fonctionne ce système complexe et les dérives qui en découlent est ce qui fait tout le sel du travail de Justin Fenton. C’est un formidable travail d’enquête et d’analyse qui montre à quel point les imbrications et les tiraillements entre les besoins des politiques, les nécessités du travail de police et les aspirations de la population entrainent un dévoiement complet du système.

Néanmoins, et c’est là que la comparaison avec le travail de David Simon trouve ses limites, Justin Fenton n’a ni la plume ni réellement la capacité à incarner les personnages de Simon. Il ne s’agit pas d’un manque de talent mais tout simplement d’une différence d’approche. Là où Simon, pour Baltimore ou The Corner s’est immergé dans des milieux (la brigade des homicides, le coin de rue tenu par des dealers) pendant des mois avant de raconter ce qu’il y a vu, Fenton fait un travail d’enquête basé sur une imposante documentation et des témoignages. Cela n’enlève rien à l’intérêt de son livre, mais le rend plus aride que ceux de Simon. Il n’en demeure pas moins que La ville nous appartient est un livre passionnant, autant pour ce qu’il décrit des mécanismes à l’œuvre que par le portrait de la ville qu’il offre en creux.

Justin Fenton, La ville nous appartient (We Own This City, 2021), Sonatine, 2022. Traduit par Simon Bouffartigue. 414 p.

Publié dans Essais

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