Consumée, d’Antonia Crane

Publié le par Yan

2021 aura un peu été pour les éditions Tusitala l’année du récit autobiographique. Après la vie de Robert Sundance, place à celle d’Antonia Crane. Elle commence tout au nord de la Californie, entre les séquoias, les vaches et l’océan Pacifique. « La plage de Samoa sentait le poisson crevé, la merde d’oiseau, la maison. » La maison, c’est aussi un grand frère qui cultive de l’herbe dans son placard, un père qui s’est fait la malle et une mère qui trouve qu’Antonia, dans son uniforme d’écolière de dix ans, est sexy. « Quoi que "sexy" ait pu vouloir dire, ça devait être la pire chose qui soit, comme être bouillie vivante, ou la plus belle, comme gagner une partie de chat perché. » La fille boulotte et complexée grandit, découvre le désir, la boulimie et fuit à 17 ans la maison et un beau-père qui tape fort sur sa femme. Un cultivateur d’orchidée qui aime peindre des vulves et prendre des acides l’amènera à San Francisco.

Commence alors pour Antonia Crane une vie de travailleuse du sexe. On les a vu dans des films ou des séries, ces filles qui s’accrochent à une barre sur une scène devant un public pas toujours très distingué, qui partent parfois avec un client dans un salon privé pour une lap dance. Celles aussi qui font des massages avec un petit bonus pour finir. Antonia Crane raconte tout cela. C’est fait de drogue, de mal de dos, de peur du lendemain et encore et toujours de fuites. Mais c’est aussi la solidarité, l’amitié, l’amour parfois et une forme de rage de vivre. Parce qu’Antonia Crane n’est pas là pour faire pleurer le lecteur. Elle ne cherche ni sa pitié ni même sa compassion.

Tous les ingrédients sont pourtant là qui ne peuvent de prime abord que mener à ça : la fille peu sûre d’elle, son amour pour sa mère qui va s’éteindre, terrassée par le cancer, des hommes et des femmes tour à tour lubriques, violents, ridicules et souvent décevants. Comment alors dépasser cela ? En évitant l’auto apitoiement, bien entendu, et Antonia Crane le fait en adoptant une juste distance avec elle-même, en disant les choses telles qu’elle les voit, sans haine et avec lucidité. Avec surtout une manière d’agencer son récit et de l’écrire qui en fait avant tout une œuvre littéraire.

Passionnant – on suit avec intérêt la création d’un syndicat de travailleuses du sexe, avec fascination la manière de fonctionner d’un club de strip-tease pour bouseux des abords de la Nouvelle Orléans –, Consumée est aussi le récit du long apprentissage de l’acceptation de ce que l’on est et de la violence qu’une femme doit pouvoir endurer lorsqu’elle veut plus que tout être libre. Percutant.

Antonia Crane, Consumée (Spent, 2017), Tusitala, 2021. Traduit par Michael Belano. 286 p.

Commenter cet article