Baltimore, de David Simon
En France, c’est la formidable série The Wire (Sur écoute), coproduite et scénarisée avec Ed Burns qui a vraiment fait connaître David Simon. Fresque sur le trafic de drogue à Baltimore alternant les points de vue des policiers, des divers échelons de trafiquants, des consommateurs mais aussi des hommes politiques, des journalistes, des enseignants ou encore des dockers, The Wire, avec l’aide de coscénaristes aussi prestigieux que Richard Price, George Pelecanos ou Dennis Lehane, est un fascinant tableau d’ensemble qui vient clore des années de travail pour David Simon.
Car avant cette synthèse qu’est The Wire , Simon est à l’origine de deux autres séries bien plus proches de la rue et de ses acteurs, quasi entomologiques. The Corner, dont nous avons déjà eu l'occasion de parler, mini-série de six épisodes suivait durant un an la vie de la famille McCullough, Gary le père junkie, Fran, la mère tout aussi accro et DeAndre, le fils adolescent petit revendeur de coin de rue (le « corner » donc, de Fayette et Monroe). Avant cela, il y eu les sept saisons de Homicide : Life on the street. 122 épisodes aux basques des enquêteurs de la brigade criminelle de Baltimore entre règlements de comptes entre dealers, violences conjugales, meurtres d’enfants ou incendies criminels et encore de prestigieux noms à l’écriture, notamment Tom Fontana, créateur de la série Oz.
Et, comme de bien entendu, ces deux séries sont tirées de deux livres de David Simon pour l’un (Baltimore) et de David Simon et Ed Burns pour l’autre (The Corner) qui ont chacun eu un certain retentissement aux États-Unis et ont dû attendre le succès – critique faute d’être public – de The Wire pour pouvoir être édités en France.
Paru aux États-Unis en 1998, The Corner a enfin pu paraître en 2011 chez nous avec, bien entendu le bandeau accrocheur « par les créateurs de The Wire ». Ouvrage imposant contant par le détail un an sur un marché de la drogue à ciel ouvert, il n’a malheureusement pas bénéficié du soutien d’un gros éditeur et ce sont les courageuses – tant le sujet semble finalement assez peu « grand public » - éditions Florent Massot qui ont pris le risque de l’éditer en deux volumes. Le premier est sorti en 2011 – et ressort actuellement en poche chez J’ai lu… on attend toujours le deuxième, et l’on espère que l’éditeur aura les moyens de le publier.
Quant à Baltimore, que les éditions Sonatine publient aujourd’hui, premier livre de Simon initialement paru en Amérique en 1991, il s’agit là aussi d’une enquête d’un an auprès de la brigade criminelle de Baltimore. Imposant tant par son aspect (937 pages pour un bon kilogramme) que par ce qu’il contient, ce livre-enquête nous laisse à voir bien plus que le quotidien de flics chargés d’enquêter sur les quelques 234 homicides commis à Baltimore en 1988.
Embedded, comme on dit maintenant, Simon nous parle bien sûr des enquêteurs ; de leur opiniâtreté, de leurs grandes gueules ou de leur professionnalisme, mais aussi du fond de racisme dans les services qui tend à remonter parfois, de leurs erreurs de jugement ou de la mesquinerie dont peuvent faire preuve entre eux des types qui partagent les mêmes bureaux et qui ne s’entendent pas forcément. Mais Simon nous parle aussi de la manière dont est gérée par les services municipaux la lutte contre la criminalité : boucs-émissaires, arrangements avec les statistiques… par la presse, par la justice et, bien entendu, comment elle est vécu par ceux qui la subissent. Ce faisant, Simon dresse un portrait bien sombre de Baltimore en particulier (et, encore, en 1988, l’épidémie de crack n’est pas encore apparue et les gangs ne font pas encore la loi) et de l’Amérique en général : racisme, exclusion, paupérisation, justice à plusieurs vitesses et, bien sûr, crimes violents qui ne méritent déjà plus qu’un entrefilet dans le journal local tant que les victimes ne sont ni des touristes ni des enfants. C’est d’ailleurs un meurtre d’enfant, celui de Latonya Wallace, qui constitue la colonne vertébrale du livre, mettant en évidence la difficulté d’une enquête, l’obsession qu’elle peut provoquer chez l’enquêteur et la façon dont la médiatisation éphémère contribue finalement à un oubli rapide pour l’opinion.
Tout cela est fait avec une honnêteté confondante par un David Simon dont on se demande – et il se le demande d’ailleurs lui-même en épilogue – comment la police de Baltimore et les inspecteurs qu’il a suivi ont pu lui laisser écrire ce livre.
Témoignage mais aussi véritable œuvre littéraire car Simon est doté d’une vraie bonne plume, Baltimore est un instantané fascinant et un livre intelligent.
Les accros à The Wire se laisseront tenter et l’on ne peut que conseiller à ceux qui ne connaissent pas encore de se laisser entraîner dans le monde âpre mais réel de David Simon.
« Eddie Brown n’en revient pas.
-Z’avez vu la taille de ce monstre ?
-Bah, fait Ceruti, j’en ai vu bien assez.
-Ça fait longtemps que je suis dans cette ville, dit Brown en secouant la tête, et j’ai jamais, jamais vu un rat faire reculer un chat comme ça.
Mais ce soir-là, dans cette ruelle, derrière cette rangée irrégulière de bicoques sur Newington Avenue, l’ordre de la nature a été vaincu. Les rats courent après les chats, on fourgue des sachets plastifiés d’héroïne à des inspecteurs de police, on utilise des écolières pour le plaisir d’un instant, puis on les étripe et on les jette.
-J’en ai plein le cul, de ce quartier, fait Eddie Brown en remontant dans la Chevrolet ».
David Simon, Baltimore (Homicide : A Year on the Killing Streets, 1991), Sonatine, 2012. Trad. par Héloïse Esquié.
Du même auteur sur ce blog : The Corner ; The Wire ; Easy Money ;