Ce lien entre nous, de David Joy
« Darl Moody n’avait strictement rien à foutre de ce que l’État considérait comme du braconnage. Selon lui, quiconque réduisait la saison de la chasse à deux semaines sans allouer une seule journée à la biche se fichait qu’on meure de faim. ».
Et Darl Moody a besoin de remplir son congélateur. C’est ce qui l’amène une nuit sur des terres qui ne lui appartiennent pas pour braconner. Sur ces mêmes terres se trouve un autre intrus. Carol « Sissy » Brewer est venu ramasser le ginseng du propriétaire des lieux. La nuit, dans une lunette de visée, dans les fourrés, rien ne ressemble autant à un sanglier en train de fouiller le sol qu’un grand gaillard comme Sissy, à quatre pattes pour déterrer des plants. Quelques instants plus tard, Sissy est mort et Darl est un meurtrier. Or Sissy a un frère, Dwayne, voleur, violent, mystique et adepte de la loi du talion. Autant dire que Darl n’a aucune envie que l’on sache qu’il vient de tuer, même accidentellement, le petit frère Brewer. C’est pourquoi il décide de dissimuler le corps avec l’aide de son ami Calvin.
On s’en doute, tout ne va pas se passer comme prévu et Dwayne Brewer va vite entrer en scène. Ce qui se noue alors autour du drame, c’est un affrontement entre Calvin et Dwayne.
David Joy continue donc d’explorer les lieux qu’il connaît, ce comté de Caroline du Nord, dans les Appalaches, où il vit lui-même, les gens qu’on y croise et la manière dont ils vivent où, du moins, essaient de le faire. Dans cette partie du États-Unis qui a toujours été exploitée par des capitaux extérieurs, pour le bois d’abord, pour le charbon ensuite, pour le tourisme aujourd’hui, seuls sont restés depuis des générations, ceux qui ont surtout subi cette exploitation. C’est eux que l’on retrouve dans Ce lien entre nous, ceux qui vivent d’expédients, qui tirent encore une partie de leur subsistance de la nature, qui dépassent parfois les limites de la loi. En immergeant son lecteur dans les lieux, en le lançant à la suite de ces personnages rugueux mais aussi bourrés de failles, il lui donne à voir un monde et la manière dont y vit et dont on y meurt.
L’affrontement souvent à distance entre Calvin et Dwayne, très vite, n’a plus rien à voir avec l’idée de justice. Il s’agit de revanche. Sur la vie, pour ce que l’on a perdu autant que pour ce dont on a toujours été privé. D’une certaine manière Calvin et Dwayne ne sont pas si différents. Ils viennent du même endroit et leur mode de vie est similaire. Seulement l’un a eu plus de chance que l’autre et, c’est aussi un thème qui est au cœur de tous les romans de David Joy, Dwayne porte sur ses épaules le poids de ce qu’est sa famille, de la réputation qu’elle charrie depuis des générations. La réussite relative de Calvin n’enlève en fin de compte rien au lien du titre du roman : lui comme Dwayne sont enracinés dans ces lieux et cet enracinement apparaît autant comme un cocon protecteur que comme un carcan. Et tout cela, David Joy le montre de livre en livre, est un terreau fertile pour la tragédie.
David Joy, Ce lien entre nous (The Line That Held Us, 2018), Sonatine, 2020. Traduit par Fabrice Pointeau. 304 p.
Du même auteur sur ce blog : Là où les lumières se perdent ; Le Poids du monde ; Nos vies en flammes ; Les deux visages du monde ;