Nos vies en flammes, de David Joy
En 2020, dans le numéro 13 de la revue America dont le thème était « À quoi rêvent les jeunes ? », David Joy choisissait de parler de ceux qui ne rêvaient plus et livrait un article, « Génération opioïdes », qui évoquait les ravages des antidouleurs que les grandes entreprises pharmaceutiques ont littéralement fait pleuvoir durant des décennies sur la classe ouvrière des États les plus en proie au chômage, plongeant une partie de la population la plus fragile dans la dépendance. Il évoquait les épidémies d’overdoses, les zombies arpentant les stations-services ou les parkings, les seringues échouées au bord des cours d’eau dans lesquels il pêche et les vies brisées de jeunes avec lesquels il avait grandi. On retrouve d’ailleurs cet article en postface du roman.
Ce sont ces vies brisées et celles, autour d’elles, qui le sont aussi par rebond, que l’on retrouve au cœur de son nouveau roman, Nos vies en flammes. Et c’est d’abord celle de Raymond Mathis, colosse retiré dans sa ferme délabrée des Appalaches où il pourrait couler des jours modestes mais relativement heureux s’il n’était affligé d’un fils, Ricky, quadragénaire junkie jusqu’aux os et criblé de dettes qu’il ne peut rembourser. Lorsqu’un dealer auquel Ricky doit l’argent demande à Ray d’éponger ses dettes s’il veut revoir son fils vivant, un engrenage se met en marche qui va broyer bien des vies.
Symbole d’un monde en train de disparaître avec aussi les valeurs qu’il portait, Ray Mathis refuse de ployer même si tout semble se déliter autour de lui. Sa maison n’est plus qu’une coquille vide que son fils a achevé de démanteler pour acheter sa drogue, ses amis disparaissent peu à peu et les montagnes autour brûlent, enveloppant le récit dans une fumée étouffante tandis que les flammes semblent achever d’engloutir ce monde désuet.
La facilité, bien entendu, serait d’opposer un passé idéalisé à ce présent décadent et de se contenter de dénoncer un trafic qui ferait partie d’un problème systémique bien plus grand qui broie des victimes totalement innocentes. David Joy s’emploie à éviter cela et œuvre à montrer la complexité de ce monde. Parce que se sont des humains qu’il met en scène. Des individus dotés d’un libre arbitre et qui ont aussi la possibilité de faire des choix qui ne sont pas forcément les bons. À commencer par Raymond Mathis qui, s’il pâtit les ennuis que lui attire son fils, a pris et continue de prendre un certain nombre de décisions hasardeuses, par colère, par lassitude, par l’envie tout simplement de ne pas faire que subir. On croisera donc des junkies dotés de morale, des dealers violents qui ne sont qu’une partie du problème, de la corruption et quelques francs-tireurs.
Derrière l’intrigue noire assez classique – un trafic, des victimes, une vengeance à accomplir – David Joy, comme à son habitude, s’attelle à montrer des femmes et des hommes qui se débattent avec ce que ce monde devient et avec ce qu’ils sont. Cela donne une nouvelle fois un roman d’une grande force porté des personnages qui ne sont pas que de papier mais dotés d’une véritable chair. C’est violent, désespérant parfois et souvent très beau.
David Joy, Nos vies en flammes (When These Mountains Burn, 2020), Sonatine, 2022. Traduit par Fabrice Pointeau. 345 p.
Du même auteur sur ce blog : Là où les lumières se perdent ; Le poids du monde ; Ce lien entre nous ; Les deux visages du monde ;