Connemara, de Nicolas Mathieu

Publié le par Yan

C’est un instant, un regard, qui lance véritablement Connemara. Hélène, ennuyée par un décevant rendez-vous Tinder, observe les clients du restaurant dans lequel elle est attablée. Il y a ce couple apparemment tendu. L’homme tourne la tête et Hélène repart vingt ans en arrière. Christophe Marchal, l’ancienne gloire de l’équipe de hockey, est là. De retour chez elle, elle fouille les réseaux sociaux. Hélène, c’est la génération Copains d’avant ; celle d’avant internet pour tous, et qui a découvert avec la Toile la possibilité de feuilleter en ligne les albums photos des années collège et lycée, de retrouver les amis perdus de vus ou, mieux encore, de voir si on a mieux réussi que tous les autres, ceux que l’on avait oublié et dont le souvenir remonte.

Hélène a réussi. Elle a conjuré la reproduction sociale, fait des études qui lui ont offert un travail aussi lucratif qu’inutile, épousé un homme qu’elle n’aime plus tant, eu des enfants. Elle est partie et elle est revenue.

Christophe n’a jamais bougé. Il vend des croquettes pour chiens à des éleveurs, il a un enfant qu’il élève à mi-temps avec son ex, il vit chez son père que la mémoire fuit, et on vient de lui proposer de revenir dans l’équipe de hockey. Il sait qu’il ne pourra guère y faire grand-chose, mais après tout, ça lui rappelle une époque où tout semblait plus simple.

Ces deux-là, donc, vont finir par se trouver, coincés entre une jeunesse de plus en plus lointaine que leurs souvenirs ont remodelée, un présent qui ne répond plus à leurs aspirations et un futur qui ne cesse de se restreindre.

À travers ce couple en négatif – la femme qui a réussi à partir, à rompre avec un milieu trop étroit pour ses rêves d’adolescente, l’homme qui est resté faute d’autre ambition que celle qui a fait de lui la star locale avant que tout ne se délite lentement – Nicolas Mathieu continue son exploration d’une France, la sienne, loin des grands centres urbains, et de son rapport au monde.

Hélène, c’est bien sûr un peu la Steph de Leurs enfants après eux que l’on retrouverait vingt ans plus tard et peut-être aussi une autre Hélène, la mère d’Anthony dans le même roman. C’est cette femme qui a défié autant qu’elle a pu les lois tacites qui font que l’on ne doit pas sortir du cadre qui nous a été affecté et qui finit par s’apercevoir que, malgré tout, son bonheur est aussi resté borné, et qu’elle n’a peut-être jamais fait qu’échanger ce cadre qui l’enfermait pour un autre, plus séduisant peut-être mais tout aussi rigide au fond. Christophe, avec son apparente absence d’ambition, et malgré ses galères, représente peut-être une forme de liberté même si tout – son père, son fils, son ex, ses copains, son patron – lui rappelle que si les lendemains peuvent être plus beaux, les possibilités que cela arrive se réduisent chaque jour.

Pourtant, leurs histoires disent aussi les bonheurs aussi fugaces soient-ils, les réussites même passagères, et la nécessaire croyance dans la possibilité d’un avenir meilleur. Cela passe bien entendu par la rencontre – on ne peut pas vraiment parler de retrouvailles – d’Hélène et Christophe, mais aussi par les amitiés de toujours ou celles qui se nouent, par les craintes et les espoirs que l’on affecte aux générations suivantes. Lison, la stagiaire d’Hélène incarne plus encore que les enfants des uns ou des autres, une forme de croyance en l’avenir, une jeunesse pour laquelle rien n’est encore jouée et qui pourrait briser bien des barrières.

Ainsi, se dessine le portrait non pas d’une génération à laquelle il serait peut-être trop facile de limiter le propos juste parce qu’elle est celle de l’auteur, mais d’un âge. Celui où l’avenir commence à se rétrécir, où l’on regarde en arrière en se demandant si on aurait pu ou dû faire d’autres choix – ou même si on a eu le choix –, où l’on espère que l’on pourra peut-être encore un peu infléchir notre trajectoire et que ceux qui nous suivent sauront faire mieux. Et sous le voile de mélancolie qui caractérise l’œuvre de Nicolas Mathieu, la lumière perce aussi parfois à travers une histoire d’amour, une amitié et surtout une tendre ironie subtilement distillée.

Nicolas Mathieu, Connemara, Actes Sud, 2022. 396 p.

Du même auteur sur ce blog : Aux animaux la guerre ; Leurs enfants après eux ; Rose Royal ;

Publié dans Littérature "blanche"

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