Les deux visages du monde, de David Joy

Publié le par Yan

Toya Gardner a grandi à Atlanta, mais elle est revenue quelques temps à Sylva, dans les montagnes de Caroline du Nord, auprès de sa grand-mère, Vess. L’étudiante et artiste met à profit ces mois passés à Sylva pour organiser quelques performances destinées à dénoncer l’oubli et le déni du passé esclavagiste de la communauté. Comme prévu, les actions de la jeune artiste afro-américaine heurtent. Et si, chez certains, cela ouvre de nouveaux questionnements, d’autres n’y voient que provocation et profanation. Au même moment débarque en ville un étrange voyageur venu du Mississippi. L’homme est contrôlé par un officier de la police municipale et Ernie Allison, un homme du shérif du comté. Ernie trouve dans sa voiture un carnet contenant une liste de notables de Sylva appartenant au Ku Klux Klan. Parmi eux, le nom du chef de la police municipale L’affaire est cependant vite étouffée, le voyageur libéré, mais Ernie décide de tout de même creuser cette histoire qui lui reste en travers de la gorge.

Dans une communauté à cran, divisée, partagée entre le culte d’une histoire romancée et sa remise question et dans laquelle certains viennent encore attiser la colère, le drame est proche.

Il est évident que les questions qui, ces dernières années, ont cristallisé les passions dans l’Amérique trumpiste et particulièrement concernant l’Histoire, le racisme systémique ou le privilège blanc sont un terreau fertile pour le roman et on ne peut que se réjouir que David Joy s’en soit saisi. Non seulement parce que l’on sait son talent pour la construction des intrigues mais aussi parce qu’il arrive à aborder ces questions avec subtilité. Si ses personnages sont toujours aussi bien incarnés, ceux de Vess et du shérif Coggins le sont plus encore. La grand-mère de Toya et le shérif bientôt à la retraite ont grandi là, dans ces montagnes, et ce sont toujours connus. Coggins considérait le mari de Vess comme son meilleur ami. Et pourtant, s’ils ont grandi et évolué dans la même communauté ils ont toujours appartenu à deux mondes. Si Vess l’a toujours su et ressenti dans son âme et dans sa chair, Coggins, lui, l’a ignoré. Il ne l’a pas vu ou n’a pas voulu le voir. Les actions de Toya décillent certains regards mais sont vécus comme une agression par une partie de la population attachée à une histoire mythique figée autour de la guerre civile et de l’éphémère Confédération. Tout l’intérêt du personnage de Coggins réside en cela : il commence à voir les faits tels qu’ils sont mais ne peut accepter que la manière dont il a toujours vu sa communauté et son histoire soit aussi radicalement remise en cause. Que ce sur quoi se fondait son amitié même avec le mari de Vess le soit aussi.

Ainsi la trame de roman noir du roman de David Joy accompagne le délitement des certitudes de ses personnages. Certains, s’ils ne l’avaient déjà fait auparavant, choisiront de l’accepter. D’autres, au contraire, de faire de ces certitudes une forteresse à défendre envers et contre tout. Mais si Les deux visages du monde parle des États-Unis et de ces sujets au cœur de la bataille culturelle que se livrent les deux camps, il parle aussi de la manière dont vit une communauté, des courants qui la traversent, de ses ambigüités comme de ses contradictions, de ses silences aussi. De ce que l’on accepte par commodité, pour maintenir le vernis de la sociabilité, et qui, parfois, devient insupportable. Un roman ambitieux, subtil et réussi.

David Joy, Les deux visages du monde (Those We Though We Knew, 2023), Sonatine, 2024. Traduit par Jean-Yves Cotté. 423 p.

Du même auteur sur ce blog : Là où les lumières se perdent ; Le poids du monde ; Ce lien entre nous ; Nos vies en flammes ;

Publié dans Noir américain

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