Eureka Street, de Robert McLiam Wilson

Publié le par Yan

« Toutes les histoires sont des histoires d’amour » écrit Robert McLiam Wilson en ouverture du premier chapitre d’Eureka Street qui non seulement ne déroge pas à la règle mais, surtout n’est en fin de compte qu’histoires d’amour. Il y a bien entendu celles, souvent à sens unique, du narrateur, Jake Jackson, catholique et cœur d’artichaut qui tente d’oublier Sarah et tombe amoureux environ une fois par semaine. D’une serveuse du pub qu’il fréquente avec sa bande d’amis, de la jeune caissière du supermarché, d’une fille croisée dans le train… Il y a aussi celle de l’autre héros du livre, Chuckie Lurgan, l’ami protestant de Jake, avec Max, l’américaine qu’il n’aurait jamais pensé pouvoir séduire. Et puis il y a l’amour de Jake pour le jeune Roche, enfant des rues, qu’il essaie maladroitement de prendre sous son aile, et enfin cet amour vache et ambigu de Jake à l’égard de son pays et de ses concitoyens.

Toutes ces histoires d’amour et d’autres encore ont en commun de naître ou de mourir de le Belfast du début des années 1990, dans la période des Troubles et de leurs derniers violents soubresauts en attendant une hypothétique paix. Surtout leurs protagonistes, catholiques ou protestants, à l’exception de l’irritante Aoirghe, colocataire de Max et nationaliste, avec laquelle Jake entretient une relation âpre, ne sont d’aucun parti. Ils sont comme la majorité de la population, pris entre deux feux et essaient malgré tout de vivre une vie à peu près normale.

Cela pourrait facilement verser dans le pathos, d’autant plus que, dans le dernier tiers du roman, le point de bascule se trouve être un attentat particulièrement sanglant qui affecte l’ensemble des personnages. Pourtant, Eureka Street, dès le début et jusqu’à sa conclusion est un des romans les plus joyeux qui soient. Les personnages de Jake, avec son humour flegmatique, son autodérision et ses colères, et de Chuckie, son histoire d’amour improbable et ses combines stupides (obtention de subventions, vente de godemichets fantôme par correspondance ou exportation de bâton de marche de farfadet en brindilles vernies) qui fonctionnent presque contre son gré pour en faire un homme riche y sont pour beaucoup.

Alors que la violence est omniprésente, Robert McLiam Wilson offre un roman lumineux, une ode à la vie, à l’amour et à l’amitié dans un pays divisé et plombé par des siècles de guerres interconfessionnelles que Jake résume on ne peut plus simplement lors d’un débat avec Aoirghe :

« Casse-Couillarghe nous a servi tout le tintouin, la totale. La perspective internationale, l’impératif moral, les raisons historiques pour lesquelles les gens qu’elle aimait avaient le droit absolu de zigouiller ceux qu’elle n’aimait pas. J’avais vécu de nombreuses soirées similaires, réduit au rôle d’otage – étant irlandais, j’aurais eu du mal à y échapper –, mais ça n’avait jamais été aussi pénible, je n’avais jamais participé à un tel bain de boue. […]
Il y avait trois versions fondamentales de l’histoire irlandaise : la républicaine, la loyaliste, la britannique. Toutes étaient glauques, toutes surestimaient le rôle d’Oliver Cromwell, le vioque à la coupe de cheveux foireuse. J’avais pour ma part une quatrième version à ajouter, la Version Simple : pendant huit siècles, pendant quatre siècles, comme vous voudrez, c’était simplement tout un tas d’Irlandais qui tuaient tout un tas d’autres Irlandais.
 »

Sublime d’humour et de tendresse, Eureka Street est bien un livre sur l’amour, sur la manière aussi dont la violence affecte une société et sur celle dont on essaie de la dépasser pour laisser place à la vie, même si celle-ci ne nous offre pas toujours ce que l’on attend d’elle. C’est beau, c’est parfois triste (les pages sur l’attentat de Fountain Street sont à pleurer), très souvent joyeux et toujours revigorant.

Robert McLiam Wilson, Eureka Street (Eureka Street, 1996), Éditions Christian Bourgois, 1997. Rééd. éditions 10/18. Traduit par Brice Matthieussent. 545 p.

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C
Bravo, merci, bravo! La citation, bien sûr! Il doit y en avoir une par page mais celle-ci reste bien longtemps dans les neurones! Je me permets d'ajouter l'histoire d'amour entre la mère de Chuckie et sa voisine (qui par ailleurs en pince pour le héros - si on peut appeler ça comme ça, disons le narrateur -, déménageur de meubles en force pour le compte d'huissiers, il faut tout de même le dire)... Aujourd'hui, évidemment, pour faire style genre, une touche d'amour lesbien est un passage obligé, mais en 98 (je crois), c'était pas gagné. Et puis elles ont plus de cinquante ans, et puis elles se découvrent au bout de trente ans d'amitié, et puis elles disent fuck à leurs rejetons (qui le prennent moyen) et ça fait un bien fou... De toute façon, ce roman fait un bien fou... Tous ceux qui passent derrière sont lapidés, ok, mais c'est un autre problème... Toujours un peu bizarre, en tant qu'auteur, de se dire qu'on n'atteindra jamais ça (en même temps, je n'écris plus), mais c'est si beau... Comment faire autrement que le reconnaître?
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