Killarney Blues, de Colin O’Sullivan
Killarney Blues s’ouvre par le passage à tabac de Bernard Dunphy à la sortie d’un pub. Bernard est un jarvey, un conducteur de calèche pour les touristes. Souffrant d’un léger autisme, sans doute aussi traumatisé par la souvenir d’un père suicidé, il est peu intégré, considéré comme l’idiot du village, et accroché à deux obsessions : la musique blues qu’il joue avec un certain talent, et Marian, dont il est amoureux depuis l’enfance et à laquelle il envoie régulièrement des cassettes sur lesquelles il joue ses morceaux favoris. Il y a aussi Jack Moriarty, petite frappe, violent et certainement plus asocial que Bernard pour lequel il représente le seul ami. Mais comme l’amour pour Marian, l’amitié pour Jack est à sens unique. Et si personne n’envoie bouler Bernard trop directement, celui-ci crée un certain malaise lorsqu’il tente maladroitement d’entretenir des liens avec ceux qu’il aime, un sentiment de honte, de culpabilité et répulsion mêlées. C’est cela qui est à l’origine de ce passage de tabac initial à partir duquel Colin O’Sullivan va dérouler sa tragique petite histoire irlandaise.
Rien d’exceptionnel dans le Killarney Blues, pas de suspense haletant, de tueur en série, d’explosions ou de fusillade, mais la chronique de la médiocrité et des petites lâchetés ordinaires, de la manière dont ce quotidien sans relief peut dissimuler de vieilles plaies qui n’en finissent pas de suppurer et virer sans prévenir au fait divers pathétique. C’est dans la mise en place de cette atmosphère pesante contrebalancée par l’optimisme forcé d’un Bernard Dunphy qui se refuse à regarder la réalité en face et dans la manière fine dont il décrit les relations ambigües entre Bernard et les autres que Colin O’Sullivan excelle. Il donne ainsi à une histoire banale une réelle épaisseur et un véritable souffle tragique – grâce aussi à une belle écriture – qui vient contrebalancer quelques défauts bien réels dont la façon d’appuyer sur l’extrême innocence de Bernard Dunphy et en contrepoint sur la corruption de Jack Moriarty n’est pas le moindre. Mais le léger agacement que cette manière de forcer un peu le trait pour donner un ton encore plus mélodramatique à l’histoire est finalement assez vite oublié grâce à la façon dont O’Sullivan arrive à faire sourdre la mélancolie de son récit et à dépeindre avec acuité la manière dont cette petite communauté se débat avec le passé mais aussi avec un présent qui n’offre que peu d’espoirs. Aussi et surtout la confusion des sentiments et la façon dont chacun tente de composer avec. Sans révolutionner le genre ni offrir un chef d’œuvre immortel, Colin O’Sullivan arrive ainsi à proposer un roman noir séduisant dans lequel on se laisse entraîner avec plaisir.
Colin O’Sullivan, Killarney Blues (Killarney Blues, 2013), Rivages, 2017. Traduit par Ludivine Bouton-Kelly. 270 p.