La nuit est leur royaume, de Wessel Ebersohn
De retour après près de vingt ans d’absence (chez nous, en tout cas) avec La tuerie d’octobre qui installait, aux côtés de Yudel Gordon, le personnage d’Abigail Bukula, Wessel Ebersohn semble bien lancé pour une nouvelle série.
Ainsi retrouve-t-on dans La nuit est leur royaume, Abigail Bukula, juriste au service du Ministère de la Justice sud-africain qu’un avocat zimbabwéen appelle à la rescousse. En effet, un cousin d’Abigail aurait été arrêté en même temps que six autres opposants politiques avant de se volatiliser. Libérée temporairement de ses obligations professionnelles suite à un remaniement du département pour lequel elle travaille, la jeune femme finit par se laisser convaincre d’intervenir et s’envole donc pour Harare afin d’essayer d’obtenir des informations et, pourquoi pas, la libération de ces militants. Mais elle se trouve bien vite confrontée, sous le vernis d’une certaine normalité, à la chape que fait peser la dictature sur le fonctionnement de la justice.
Après une Tuerie d’octobre de bonne facture sans pour autant bouleverser le genre ni atteindre la profondeur et l’acuité de La nuit divisée, Wessel Ebersohn a la bonne idée de déplacer ses personnages dans un pays voisin où sévit une dictature dont le fonctionnement, sans surprise, évoque par bien des aspects le régime autoritaire qui a longtemps sévit en Afrique du Sud. Comme dans son propre pays, Yudel Gordon, qui continue ici à servir d’acolyte à Abigail Bukula, se trouve ainsi confronté à la fois à un système qui broie toute opposition et à la méfiance des opposants. Juif dans une Afrique du Sud sous le régime de l’apartheid, Gordon avait déjà une position inconfortable dans La nuit divisée. Surveillé de près à l’époque par le pouvoir pour lequel il était trop juif et pas assez prompt à soutenir la politique de « développement séparé » mais trop blanc pour gagner la confiance des victimes, il est ici trop blanc à la fois pour les victimes et pour le pouvoir en place. Bref, une fois encore, chien dans un jeu de quille. Quant à Abigail Bukula, confrontée pour sa part au troublant Jonas Chunga, l’un des dirigeants de la police secrète du gouvernement zimbabwéen, elle avance sur un terrain bien glissant, au risque d’une chute douloureuse.
Comme pour La tuerie d’octobre, l’intrigue que propose ici Wessel Ebersohn est sans grande surprise. Ce qui fait vraiment le prix de La nuit est leur royaume, c’est la manière dont, par petites touches, sans grandes démonstrations, l’auteur fait ressentir tout le poids de la dictature à l’œuvre au Zimbabwe. Rien de spectaculaire, pas de grandes rafles ni d’énormes démonstrations de force, mais des meurtres sur lesquels on n’enquête pas vraiment, une justice dont le vernis d’indépendance craque de toute part, des pick-up qui patrouillent et une population à l’agonie qui se tait ou se révolte bien sporadiquement et sans jamais vraiment se retourner contre ceux qui sont aux manettes.
Alors tout n’est pas parfait dans ce roman de Wessel Ebersohn qui consacre peut-être trop de temps aux atermoiements sentimentaux de son héroïne, qui rompt parfois maladroitement la tension avec une histoire annexe mettant en scène le beau-père de Yudel Gordon et qui aurait sans doute gagné à approfondir les personnages d’opposants. Mais il y a là un retour à plus d’épaisseur, à un regard plus acéré que dans le juste bien fait La tuerie d’octobre. Ebersohn semble reprendre du poil de la bête et l’on espère qu’un prochain roman viendra confirmer cette impression.
Wessel Ebersohn, La nuit est leur royaume (Those Who Love Night, 2010), Rivages/Thriller, 2016. Traduit par Fabienne Duvigneau. 398 p.
Du même auteur sur ce blog : La nuit divisée ; La tuerie d’octobre ;