La force décuplée des perdants, de Nicolas Maleski

Publié le par Yan

À Carsonville on lit le Carson-Matin, on boit du Carson soda ou des bières Carson, on va voir des matches de l’équipe locale de hockey – les Lynx – on assiste au tournoi annuel de tennis organisé par le Country Club, on fait des excursions dans les montagnes des Rocafrias qui entourent la ville ou bien on paresse au bord du lac. Bref, Carsonville ressemble à une carte postale parfaite. Au moins pour ceux qui dirigent la ville : familles installées là depuis des générations comme celle de Patrick Gross-Patrick le maire et propriétaire des brasseries Carson et de la scierie Gross-Patrick, ou celle des Dalen, joyeuse smala qui gère des magasins de sport, a bien entendu ses ronds de serviettes au Country Club et entretient Jeff Cannon.

Jeff Cannon, orphelin suite à une avalanche qui, dans son enfance, a enseveli ses parents dans les Rocafrias, est devenu d’une certaine manière un membre des Dalen pour avoir partagé avec David, leur fils, la formidable épopée des Lynx à l’époque où ils gagnaient. Confident de la fratrie Dalen, il devient aussi, peu à peu, une sorte de factotum depuis qu’il a perdu son emploi de plombier pour avoir volé des chaudières à son patron. Depuis son appartement, il dessine la ville maison par maison, immeuble par immeuble. À la fois dedans et dehors, membre honoraire de la caste dirigeante sans en avoir les attributs, il observe tout en ruminant la vie qui lui a échappé : les études de géologie abandonnées, la fin de sa gloire sportive et surtout comment il a perdu Audrey Dalen, la femme qu’il aimait et qui est partie convoler avec un Gross-Patrick. Alors quand Norbert Morshwiller, le pathétique journaliste du Carson-Matin lui dit qu’il a la possibilité de faire tomber le maire de Carsonville…

Il y a dans la Carsonville de Nicolas Maleski, celle que dessine consciencieusement Jeff Cannon, un côté carton-pâte aussi étonnant que plaisant. Ville imaginaire d’un pays qui l’est tout autant et pourrait être les États-Unis ou le Canada, elle paraît sortie de l’imagination d’un scénariste qui aurait mêlé Beverly Hills, le Truman Show et Desperate Housewives. La bulle dans laquelle vivent les personnages de La force décuplée des perdants pourrait paraître parfaite vue de l’appartement de Jeff Cannon. Mais le vernis se craquèle lorsque l’on descend avec lui au plus près des personnages qui habitent ce monde. Sous les sourires émaillés, les coiffures au cordeau, les vêtements dont même chez les prolétaires de la bande – Jeff et son ami Fred notamment – on imagine qu’ils tombent toujours parfaitement, on a tôt fait de découvrir les bassesses ordinaires, les vieilles histoires gênantes, le pouvoir auquel on s’accroche avec hargne et le mépris qui sourd. Jeff l’a toujours su, mais lorsque les circonstances le font entrer au cœur de la famille de Dalen, sous leur toit, ses yeux se décillent progressivement et il se voit tel qu’il est : un ami, certes, mais traité de telle manière qu’on en fait aussi un employé. Celui qui aurait pu être autre chose mais ne le sera sans doute jamais. Petit à petit aussi, la carte postale de Carsonville en prend un coup : l’air pollué stagne dans la cuvette tandis que les foyers d’incendies ne cessent de se répandre dans les montagnes alentours.

C’est Jeff Cannon lui-même qui nous dit tout ça dans une narration à la première personne. S’il n’a jamais été dupe des défauts de ses amis, ceux-ci, au fil du récit, deviennent plus prégnants et prennent le pas sur leurs qualités. L’humour est là, bien présent ; Cannon en a, et même de l’autodérision. Mais il se fait de plus en plus aigre et, en parallèle un certain malaise s’installe. On se dit que le drame arrivera mais sans savoir d’où il viendra. C’est là une des réussites de ce roman : Nicolas Maleski instille cette pointe d’inquiétude tout en déroulant un tapis d’anecdotes et de situations de comédie portées par ailleurs par un réjouissant travail sur la langue. Cannon parle de manière imagée, use de métaphores drolatiques, se plaît à jouer avec les mots, et Nicolas Maleski forge avec son personnage un langage un peu étrange, mâtinée d’expressions décalées qui évoquent un français canadien comme lissé qui fait écho à cette ville trop parfaite.

On s’attache à ce Jeff Cannon dont le côté pathétique est de plus en plus évident au fil des pages, on attend sa revanche sur cette ville et ceux qui la dirigent. On jubile à chaque nouvelle péripétie, on rit franchement d’abord, puis de plus en plus jaune. Bref, Nicolas Maleski nous embarque et le voyage est plus que plaisant.

Nicolas Maleski, La force décuplé des perdants, Harper Collins, coll. Traversée, 2021. 249 p.

Du même auteur sur ce blog : La science de l’esquive ;

Publié dans Noir français

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J
Interessant. Ca donne envie d'y jeter un oeil. Dommage cependant que l'auteur de la critique ne fasse pas le lien avec la magnifique chanson de Gerard Manset (superbement interprétée par Alain Bashung sur son dernier album) 'comme un lego' : 'la faiblesse des tout puissants ..... la force décuplée des perdants ... comme un lego avec du sang ...'
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Y
L'auteur du livre cite bien cette chanson. Quant à l'auteur de la critique (moi, donc), il a beaucoup aimé le livre et aime beaucoup moins Gérard Manset et les legos. Il n'a donc pas jugé utile de faire le lien.