Le goût de la viande, de Gildas Guyot
« Un étrange magma remplissait mon gosier. Rien de ce que j’avais pu avaler jusqu’alors, et de ce que je pourrais ingurgiter par la suite n’égalerait cette chose-là : c’était âcre et froid, métallique, trop salé, avec une pointe d’acidité, liquide mais pas assez, trop épais en fait pour glisser sur ma langue jusqu’au seuil de mon œsophage où l’absence de papilles aurait pu me libérer, si ce n’était de la consistance, au moins de son goût. C’était une chape grumeleuse et dégueulasse qui tapissait le moindre recoin de ma cavité buccale et comblait chacun des interstices de ma denture. Je n’en étais pas encore vraiment conscient mais c’étaient les sangs mêlés de mes frères d’armes. »
C’est plus qu’un retour à la vie, une seconde naissance que connaît Hyacinthe Kergourlé, fils de paysans bretons, lorsqu’il revient à lui sous les cadavres de ceux qui sont venus avec lui se faire trouer la peau à Verdun. Un retour à la vie, à une nouvelle vie, marqué par le goût du sang de ses camarades et par celui de la viande de rats qu’il va devoir manger quelques temps pour survivre avant d’être enfin évacué à l’arrière. Un goût qui ne le quittera plus jamais, jusqu’à sa mort près de soixante ans plus tard et un goût qui, toujours lui fera se demander s’il n’est pas, lors de cette épreuve de survie, devenu un monstre.
Premier roman de Gildas Guyot, Le goût de la viande est d’abord une écriture ; riche, imagée, et pourtant aussi parfois clinique tant le regard de Hyacinthe, narrateur de sa propre histoire, tant à parfois vouloir garder une certaine distance avec ses actes. C’est aussi, bien entendu, une histoire. Elle est cruelle, dérangeante, obsédante et pourtant pas dénuée non plus d’un soupçon d’humour noir, très noir, qui, là encore, permet d’instaurer une certaine distance et, peut-être, de rendre l’ensemble un peu moins pesant en le faisant basculer par moments dans un quasi burlesque.
On se demande en abordant ce roman si l’auteur saura tenir la distance et pourra donc entrainer à sa suite son lecteur. Gildas Guyot y arrive au prix certainement d’un très gros travail d’écriture par lequel il arrive à offrir une histoire riche, pour ne pas dire roborative, mais toutefois pas écœurante. Et, vu la tendance de Hyacinthe a toujours malmener son corps et, partant, ceux qui l’entourent. C’est que derrière ce roman très organique se révèle peu à peu un fond particulièrement intéressant. La vie de Hyacinthe Kergourlé, en fin de compte, c’est celle de quelqu’un qui se sentira toujours coupable d’avoir survécu et qui mettra tout en œuvre pour croquer à pleines dents une vie dont il estime peut-être qu’il ne mérite pas en prenant bien soin de se détester et de se rendre détestable.
Il y a dans tout cela, forme comme fond, de quoi remuer le lecteur. C’est souvent inconfortable, jalonné de belles trouvailles d’écriture et en fin de compte positivement étonnant.
Gildas Guyot, Le goût de la viande, Éditions in8, 2018.240 p.
Du même auteur sur ce blog : Maktaaq ;