Route 62, d'Ivy Pochoda
Attrapez la route 62 du côté de la frontière entre l’Arizona et la Californie et foncez plein ouest à travers le désert, passez Twentynine Palms et le parc de Joshua Tree. Après ça, l’asphalte bifurque vers le sud jusqu’à rejoindre la highway 10. Tournez à droite et filez droit devant, vous finirez par débouler du côté du centre de Los Angeles et en particulier dans le quartier de Skid Row, plus grande concentration de SDF de Californie, ses trottoirs encombrés de tentes, de cabanes de fortunes et de cartons, et ses épidémies dont les noms résonnent comme des rappels de zones touchées par la guerre ou des catastrophes naturelles dans quelques pays du Tiers-monde : tuberculose, choléra…
C’est par là qu’un matin de 2010, coincé dans les embouteillages et dans une vie si bien réglée qu’il en est devenu prisonnier, Tony voit débouler entre les voitures un coureur nu. Le jeune homme est décontracté, ignorant du monde qui l’entoure. Il court. C’est tout. Et c’est beau. La scène est un déclic pour Tony qui sort de sa voiture et se met à courir après cet étrange jogger naturiste… avant de se faire coffrer par les flics. Plus loin dans le flot de voitures à l’arrêt se trouve Ren, graffeur de 18 ans au volant d’une voiture volée qui transporte sa mère sur la banquette arrière. Il y a aussi quelque part, en ce matin de 2010 ou quatre ans plus tôt, en 2006, Britt, la prof de tennis en fuite accueillie dans un ranch peuplé d’un groupe hétéroclite de personnes guidées par une sorte de philosophie new age et la figure imposante de Patrick, propriétaire des lieux et gourou. Il y a Blake et Sam, les deux compagnons de route à la recherche d’une hypothétique Wonder Valley du désert et qui sèment la violence sur leur passage. Il y a aussi les jumeaux de Patrick, Owen et James, adolescents rêvant d’échapper à la coupe de leur père.
Quelques années après De l’autre côté des docks, qui mettait en scène le quartier de Red Hook, à Brooklyn, Ivy Pochoda a traversé le continent, direction le Pacifique et l’autre grande mégapole américaine. C’est là, du côté de Skid Row où finissent par atterrir les âmes en peine, celles qui fuient et celles qui voudraient trouver quelque chose ou quelqu’un, qu’elle ancre Route 62, formidable roman qui voit s’entrecroiser les destins. Certains cherchent en vain, d’autres trouvent trop tard, tandis que d’autres encore ne font que passer ou finissent de baisser les bras. Avec une finesse incomparable, un sens aigu de la mise en situation et surtout une manière bien a elle de laisser parfois une scène, quelques mots ou un personnage en suspens, Ivy Pochoda pousse le lecteur à visiter les âmes de ses personnages, à les découvrir dans ce qu’ils ont de plus intimes : les rêves qu’ils ont abandonnés, les échecs qui les minent, la peur de ce qu’ils sont, le regret de ce qu’ils auraient pu être s’ils l’avaient voulu ou, souvent, s’ils l’avaient pu. Pour beaucoup d’entre eux et de différentes manières, Skid Row sera le bout du chemin, le lieu où le nouveau départ s’enlise sur un bout de trottoir. Sans doute plus lyrique mais bien aussi âpre que les tranches de vie de Larry Fondation, Route 62 sait prendre aux tripes sans discours lénifiants ou métaphores pesantes et Ivy Pochoda construit par ailleurs une histoire noire totalement cohérente et prenante qui constitue le fil ténu qui relie les femmes et les hommes qu’elle nous donne à découvrir et qu’elle nous pousse à prendre comme ils sont, sans les juger. Bref, pour le dire simplement, c’est drôlement beau.
Ivy Pochoda, Route 62 (Wonder Valley, 2017), Liana Levi, 2018. Traduit par Adélaïde Pralon. 351 p.
Du même auteur sur ce blog : De l’autre côté des docks ;