Jusqu’à la bête, de Timothée Demeillers

Publié le par Yan

Dans un abattoir des environs d’Angers, Erwan trie les carcasses de vaches dans un frigo. Une vie rythmée par le claquement régulier des crochets à viande et le bruit des scies. Abruti par son travail répétitif, se sentant vieillir bien avant l’âge, usé par les gestes répétitifs et le froid, Erwan n’a d’autre horizon que l’usine avec, peut-être pour seule lueur si ce n’est d’espoir, au moins de rêve d’évasion, Laëtitia, l’intérimaire venue pour faire la saison.

Quelques années plus tard, le tic-tac de l’horloge de la cellule de prison a remplacé le clac de la chaîne de l’abattoir et, entre les monologues de son codétenu yougoslave et le vide bruyant de la télévision, Erwan pense à sa trajectoire, à la vie qui a fini par le mener là.

Jusqu’à la bête n’est pas un manifeste vegan, disons-le tout de suite, même s’il fait nécessairement une place à la réflexion sur la manière dont est produite la viande industrielle ; celle que l’on retrouvera dans les barquettes des hypermarchés, les hamburgers des fastfoods ou les plats préparés surgelés. Timothée Demeillers, de fait, n’a pas choisi de placer son personnage dans une usine de boulons et ce n’est pas innocent. La mise à mort industrielle avec tout ce qu’elle comporte d’absence d’émotions, d’hygiénisme à outrance qui ne suffit malgré tout pas à nettoyer les consciences de ceux qui doivent tuer et dépecer à la chaîne, la réification du vivant jusqu’à l’obtention d’un produit qui semble créé ex-nihilo fait bien entendu écho à la déshumanisation de l’ouvrier devenu un outil comme un autre, interchangeable et incapable de sortir de cette condition jusqu’à, nous dit Erwan, espérer la retraite tout en craignant qu’elle ne l’achève faute de pouvoir être autre chose que cet objet animé que l’entreprise a modelé pendant des décennies.

C’est tout ce cheminement, de la déscolarisation à l’opportunité d’obtenir un CDI dans la seule entreprise viable d’une marge en crise, puis la perte progressive des quelques rêves qui restent, que décrit Timothée Demeillers à travers la voix d’Erwan. L’abrutissement par le travail et ce que l’on prend pour supporter la cadence, les relations sociales superficielles entre des gens qui, en fin de compte, n’ont en commun que l’usine, le fossé entre ces ouvriers et les cadres qui semblent ne voir en eux que des machines – au mieux – ou d’autres carcasses – au pire – et, finalement, parfois, la façon dont tout cela finit par déborder à force de frustrations et d’humiliations.

Timothée Demeillers donne la parole à Erwan et le laisse conter tout cela jusqu’à l’inéluctable fin ; il le fait avec une plume précise, non pas sèche mais sans affèteries – ce qui n’empêche ni de faire sentir et entendre l’abattoir ni de donner au texte une beauté trouble – et offre à lire un roman social de grande qualité.

Timothée Demeillers, Jusqu’à la bête, Asphalte, 2017. 149 p.  

Du même auteur sur ce blog : Prague, faubourgs est ;

Publié dans Noir français

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A
un beau blog. un plaisir de venir flâner sur vos pages. une belle découverte et un enchantement.N'hésitez pas à venir visiter mon blog (lien sur pseudo)<br /> au plaisir
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Y
Enchanté. Merci.
T
Hello ^^<br /> <br /> Je note le titre, il pourrait m'intéresser, sans virer vegan ou végétarienne, je sais que les conditions d'abattage des animaux est une horreur, ainsi que les conditions de travail des gens qui y bossent.
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