Espace lointain, de Jaroslav Melnik

Publié le par Yan

« J’aime ces nouvelles sensations, je me sens différent. C’est comme si je m’étais réveillé. Je n’ai pas envie de sombrer à nouveau dans le sommeil. Cependant, je ne sais pas comment vivre avec mon nouvel état. J’ai chaque jour plus envie de me servir de mes yeux : c’est tellement plus pratique, plus simple, incomparable avec l’espace proche ! Mais alors, qui suis-je au sein de cette mégapole ? Au sein de l’Union gouvernementale ? Quelle est ma place ? Je ne la trouve pas. »

Psychose de l’espace lointain ? C’est en tout cas ce qu’affirment les médecins du ministère du Contrôle de l’Union gouvernementale qui examinent Gabr Silk, jeune étudiant brillant qui, dans un monde où la population est aveugle, vient inexplicablement de ressentir de nouvelles et étranges sensations grâce à ses yeux. Car la population de la Mégapole vit dans un « espace proche ». Privée depuis des temps immémoriaux de la vue, on lui a appris que rien ne pouvait exister au-delà de l’endroit où elle vit. Or, en recouvrant la vue, Gabr doit se rendre à l’évidence : s’il n’est pas sujet à des hallucinations, alors il existe un espace lointain et donc la possibilité d’un ailleurs. Un ailleurs d’autant plus attirant lorsqu’il s’aperçoit que la Mégapole n’est qu’un immense empilement de niveaux recouverts de câbles et de tuyaux dans lequel une population de loqueteux vit dans des bunkers crasseux.

Dès lors, Gabr est placé face à un profond dilemme que viennent encore aggraver ses rencontres avec un groupe de terroristes composés d’anciens voyants que l’Union gouvernementale s’est employée à rendre de nouveau aveugles, puis avec les voyants qui dirigent ce monde. Doit-il dire à ses anciens congénères que leur bonheur est factice, entretenu par leur aveuglement, et donc le briser ? Doit-il détruire ce monde dans lequel les aveugles ne sont, sans le savoir, que des pions au service d’une minorité ? Ou bien, doit-il accepter les choses telles qu’elles sont, abandonner ses proches et rejoindre les voyants ?

Dystopie vertigineuse et extrêmement bien menée à travers un exercice réussi d’écriture qui mêle récit à la troisième personne, coupures de presses, extraits d’émissions radio ou télédiffusés, fragments de textes interdits par les autorités, articles encyclopédiques et journaux intimes, Espace lointain est une métaphore subtile du monde sécurisé – sécuritaire – dans lequel nous vivons aujourd’hui. Jaroslav Melnik, lui-même fils de déportés au goulag, sait à quel point le glissement du sécuritaire au totalitaire peut-être un mouvement lent, indolore, mais inéluctable. Il parle ici de l’acceptation qui relève moins de l’approbation que du simple désir d’éviter tout inconfort et qui finit par ressembler à un renoncement et, bien entendu, des choix cornéliens face auxquels se trouve le lanceur d’alerte. Enfin – surtout – Melnik n’offre pas de solution définitive et force ainsi le lecteur à se poser lui aussi ces questions inconfortables (ou à les remiser dans un coin perdu de son esprit pour éviter de les regarder en face). Autant dire qu’en ces temps troublés, Espace lointain se révèle être, plus qu’un beau et très réussi roman, un livre salutaire.

Jaroslav Melnik, Espace lointain (Tolima erdvė, 2008), Agullo, 2017. Traduit par Margarita Barakauskaité-Le Borgne. 313 p.

Commenter cet article