Puerto Apache, de Juan Martini
Le Rat est en train de se faire passer à tabac. Il ne sait pas trop pourquoi et, en fait, ses tortionnaires non plus. Mais il faut croire qu’il rend quelqu’un nerveux. Peut-être son patron, le Pélican, peut-être quelqu’un d’autre. Pourtant le Rat ne sait pas grand-chose ; tout ce qu’il fait, c’est mémoriser des numéros pour le Pélican et les restituer à Barragán. Mais bon, à Puerto Apache, ce n’est pas parce qu’on ne sait rien que l’on est innocent. Ni parce qu’on sait quelque chose que l’on est coupable, d'ailleurs.
« À Puerto Apache il y a, je sais pas, vingt ou trente blocs. On a tracé les rues, on a tiré au sort, on a donné à chacun sa parcelle, mais on a rien brûlé. S’il y avait des arbustes ou des plantes à déplacer, on les a déplacés. On est pas venus ici pour tout saccager. On est venu ici parce que les gens ont besoin d’un endroit pour vivre. Nous, on est réglos. On a nos embrouilles, comme tout le monde, parce qu’on a pas le choix mais on est réglos. »
Là, au lendemain de l’explosion de l’économie argentine, on vit comme on peut. Un petit gouvernement local s’est mis en place avec le Vieux, le père du Rat, à sa tête. Mais si ce petit État du bidonville de Puerto Apache se dirige seul, il n’est pas si différent du monde qui l’entoure. On y vit, on y meurt, et si quelqu’un doit avoir honte, c’est moins ceux qui vivent là, que ceux qui n’ont pas su faire en sorte que personne n’ait à vivre là.
« Il y a quelques temps, on a fabriqué un énorme panneau, on l’a fixé sur des poteaux, comme ça les cons de bourges qui longent le fleuve dans leurs Kawasaki, leurs BMW ou leurs 4x4 ne peuvent pas rater la définition de Puerto Apache que Cúper a inventée :
Nous sommes un problème du XXIe siècle
On s’est installés à l’automne 2000. Je n’arrive toujours pas à comprendre si c’était la fin du siècle dernier ou le début du suivant. »
Échappant à ses bourreaux, le Rat ne peut chercher refuge que dans son monde. Ce bidonville sur la frange de Buenos Aires. Là où se trouvent ses seuls amis, mais aussi tous ses ennemis… et allez savoir qui ils sont, tous ceux-là. Certes, ils sont nombreux ceux qui n’attendent qu’une explosion de violence à Puerto Apache pour avoir un prétexte pour raser le quartier : les services municipaux, les promoteurs… mais il va bien falloir que le Rat, qui n’a rien d’un héros et encore moins d’un gros bras, découvre ce qui se trame contre lui, quitte à jouer du poing et des armes.
Histoire de règlement de comptes et de complot vieille comme le roman noir, Puerto Apache est aussi et surtout, une galerie de portraits, une photographie des exclus de la société argentine, des victimes de la crise. Un lieu ou la solidarité n’est pas un vain mot mais où l’égoïsme et la possibilité de s’en sortir en écrasant quelques concitoyens est parfois bien tentant. Petit monde dans lequel les vertus comme les vices se trouvent exacerbés, le bidonville est un théâtre sur la scène duquel la comédie de la vie donne sa pleine mesure.
Et Juan Martini de se joindre au cortège de ces auteurs argentins – Ernesto Mallo, Mariano Quirós, Raúl Argemí, Leandro Ávalos Blacha, Miguel Ángel Molfino, Guillermo Saccomanno, Félix Bruzzone… – qui nous proposent aujourd’hui une vision à la fois sombre et teintée d’humour d’une société qui semble marcher tranquillement à se perte mais au sein de laquelle se révèle une humanité qui n’a pas forcément envie de se laisser faire.
Juan Martini, Puerto Apache (Puerto Apache, 2002), Asphalte, 2015. Traduit par Julie Alfonsi et Aurélie Bartolo. 215 p.