Río Negro, de Mariano Quirós
Dire que l’on a déjà lu l’histoire que raconte Río Negro relève de la litote. L’histoire du type normal qui se retrouve par accident avec un cadavre encombrant sur les bras et ne cesse de creuser sa propre tombe en tentant de s’en débarrasser est un classique de la littérature noire. Il faut donc à l’auteur, pour aborder un tel sujet, une certaine inconscience doublée d’une grande assurance pour penser qu’il s’en sortira mieux que les autres en la matière.
Mariano Quirós a donc tenté le coup. Et plutôt intelligemment en fait, en commençant par prendre le temps de poser ses personnages, en particulier son narrateur. Écrivain disposant d’une petite renommée et nostalgique d’une jeunesse sous la dictature qu’il imagine plus aventureuse qu’elle ne l’a vraiment été, il se trouve par ailleurs affligé d’un fils adolescent, Miguel, timide et pleurnichard toujours fourré dans les jupes de sa mère. Alors que cette dernière doit s’absenter quelques jours, l’écrivain décide donc de décoincer son fils, de tenter de faire en sorte qu’il ressemble un tant soit peu à l’adolescent forcément sublimé qu’il pense avoir été lui-même. Le tout, bien entendu, sans une once de finesse… car l’intellectuel un peu reconnu, l’ego aidant, peut aussi être un pauvre abruti bas de plafond :
« Un jour, cela fait quelques années, j’ai lu un article dans la revue Gente qui parlait des jeunes et des prémices de la vie sexuelle. L’article affirmait que les jeunes d’aujourd’hui font leurs premières expériences entre quatorze et quinze ans. Ça ne m’a pas surpris ; ça m’a même permis de vérifier qu’il n’y avait pas eu le moindre progrès. Moi, à treize ans, j’avais réussi à mettre Blanquita Margoza dans mon lit, et à seize, je partouzais avec deux filles du lycée Itatí. Elles étaient impressionnantes, les filles d’Itatí. Particulièrement dessalées. L’article de la revue Gente m’a donc persuadé que, effectivement, mon fils aurait ses premières relations sexuelles entre quatorze et quinze ans. Mais maintenant, en voyant Miguel qui suçote son Coca-Cola à la paille, je comprends que j’ai fait l’erreur de placer ma confiance et ma tranquillité dans des statistiques de pacotille. »
Cette tentative de dévergondage s’achemine inexorablement vers le drame alors que, derrière la maison, les eaux polluées du Río Negro charrient les souvenirs trop beaux pour être tout à fait vrais et, peut-être aussi, en fin de compte, la possibilité d’effacer les erreurs pour pouvoir recommencer à zéro.
Ce qui, en fin de compte, sauve le roman de Mariano Quirós de la banalité, c’est qu’il choisit d’axer son récit sur la figure du narrateur taraudé par la crise de la quarantaine ou de la cinquantaine et naviguant en eaux troubles entre son passé fantasmé et l’image bien morne du futur qu’incarne son fils, plutôt que sur ce cadavre qui ne va pas tarder à encombrer sa vie et mettre en exergue son égoïsme et une terrible inaptitude à la moindre empathie. Ce choix qui permet d’utiliser une narration particulièrement froide et détachée confère au livre une ambiance noire et burlesque, écœurante mais aussi, clairement, cocasse.
Jouant par ailleurs avec des personnages secondaires parfois juste esquissés mais auxquels il sait donner une certaine épaisseur malgré tout par le biais de quelques phrases bien senties et d’un amusant jeu d’échos entre le passé et le présent, Quirós, en l’espace d’à peine deux cents pages, livre un récit agréablement immoral qui pour ne pas être franchement novateur n’en est pas moins intense et d’une lecture plaisante. Bref, une sympathique découverte et un auteur à suivre.
Mariano Quirós, Río Negro (Río Negro, 2011), La dernière goutte, 2014. Traduit par Zooey Boubacar.