Serena, de Ron Rash
J’ai déjà dit ici, après mes lectures d’Une terre d’ombre et d’Un pied au paradis, tout le bien que je pensais de Ron Rash. Je l’ai aussi dit ailleurs. Et bien souvent, on m’a rétorqué que, n’ayant pas lu Serena, je n’avais encore rien vu. Voilà qui est fait, et j’ai bien dû me ranger à ses avis. Car si Une terre d’ombre et Un pied au paradis sont de très beaux romans, Serena l’est en effet encore plus.
À travers cette histoire de l’arrivée dans les Smocky Moutains, à la frontière de la Caroline du Nord et du Tennessee, de George Pemberton et de Serena, son épouse ambitieuse et implacable, venus exploiter quelques milliers d’hectares de bois, Ron Rash fouille autant les recoins de l’âme humaine que l’histoire de sa région et, plus largement de son pays, dans les années suivant le krach boursier de 1929.
Le point de départ est donc on ne peut plus simple. Un couple d’entrepreneurs voraces, mégalomanes et totalement dénués de scrupules entend faire plier à sa volonté, outre les ouvriers, l’ensemble de la société locale, policiers et politiciens compris, jusqu’à avoir coupé le dernier arbre exploitable ; et ce malgré les velléités de certains citoyens de créer un grand parc national. Mais si George Pemberton apparaît comme un salopard de première, Serena Pemberton, quant à elle, se situe sans hésitation quelques crans au-dessus de son mari en ce qui concerne la malfaisance. Sublime et fascinante ordure, séduisante, cynique et effrayante, elle est celle qui ne reculera devant rien pour mettre le monde à ses pieds. Intimidation, menaces, passages à tabac, escroqueries et meurtres ponctueront donc le passage des Pemberton en Caroline du Nord.
Et puis, derrière tout cela, il y a les hommes et les femmes du cru et les ouvriers de l’exploitation. Une société rurale appalachienne que Ron Rash, comme dans ses autres romans, décrit avec une réelle empathie sans pour autant faire l’impasse sur la façon dont la superstition peut confiner à l’obscurantisme. Ni sur la rudesse, l’égoïsme ou l’injustice qui prévalent aussi bien souvent dans les relations sociales de ces paysans qui peinent à survivre dans un monde qui change et dans lequel ils s’aperçoivent qu’ils n’auront pas tous leur place. Ainsi les passages centrés sur les manigances des Pemberton et les plans machiavéliques de Serena laissent-ils régulièrement le cèdent-ils à ceux dans lesquels la parole est donnée aux ouvriers qui observent les événements et les commentent. C’est d’ailleurs de ce chœur – dans le sens de la tragédie antique – que viennent le plus souvent les éclairages sur le comportement de ces patrons avides de richesse et, surtout, de pouvoir, et que se dévoile le portrait de cette société paysanne heurtée de plein fouet par la Grande Dépression et la puissance aveugle d’un capitalisme que la crise, au lieu de le mettre à genoux, n’a rendu que plus violent. Ainsi ne s’offre plus comme choix aux habitants de ces montagnes que de survivre en détruisant la nature avec laquelle et grâce à laquelle ils ont jusqu’alors vécu, ou de crever de faim au milieu d’un parc national sauvegardé.
Porté par une écriture ciselée – il n’y a réellement pas un mot de trop –, poétique et dotée d’une grande force d’évocation, Serena apparaît ainsi à la fois comme un grand roman sur l’Amérique de la Grande Dépression et un sublime livre sur l’avidité et la revanche.
Ron Rash, Serena (Serena, 2008), Ed. du Masque, 2011. Rééd. Le Livre de Poche, 2012. Traduit par Béatrice Vierne.
Du même auteur sur ce blog : Un pied au paradis ; Une terre d'ombre ; Incandescences ; Le chant de la Tamassee ; Par le vent pleuré ; Un silence brutal ;