Un silence brutal, de Ron Rash
Voilà deux bonnes nouvelles. Le retour de Ron Rash d’une part avec un roman plus consistant que Par le vent pleuré, paru il y a près de deux ans. La renaissance de la mythique collection La Noire d’autre part.
C’est quelque part du côté des Blue Ridge Mountains, dans les Appalaches que vit Les, shérif à trois semaines de la retraite. Ces trois semaines pourraient couler tranquillement, n’étaient quelques impondérables : une descente à faire dans un lieu de fabrication de meth, et un conflit à régler entre le vieux Gerald et les Tucker. Les seconds, entrepreneurs qui ont racheté des terres en limite du parc régional afin d’organiser des parties de pêches pour riches touristes, refusent avec force les incursions du premier sur leur propriété et l’accusent de braconnage. Les, qui entretient avec Becky, la garde du parc régional et seule véritable amie de Gerald, une relation platonique, entend régler le problème à l’amiable. Mais les événements se précipitent dans la petite communauté, et le shérif se trouve vite pris en porte-à-faux entre ce que la justice l’enjoint à faire et la manière dont sa conscience l’incline à agir.
À travers cette histoire somme toute banale du quotidien d’une petite ville des Appalaches Ron Rash porte un regard tendre, certes, mais aussi aigu sur la manière dont s’articulent les relations de cette communauté rurale à travers quelques-uns de ses habitants. Le fil de l’enquête de Les met à jour les interactions, les arrangements, les vieux comptes non soldés, la façon dont tout le monde est lié d’une manière ou d’une autre et combien cela peut être à la fois rassurant et étouffant.
« Dans une zone aussi rurale que la nôtre, tout le monde est rattaché à tout le monde, si ce n’est par les liens du sang du moins de quelque autre façon. Dans les pires moments, le comté ressemblait à une toile gigantesque. L’araignée remuait et de nombreux fils reliés les uns aux autres se mettaient à vibrer. Quand j’entrai dans le café un grand silence envahit la salle, signe que les gens savaient déjà. Quelques conversations reprirent, mais à mi-voix, des paroles échangées concernant la météo ou la pêche, le genre de sujet dont on parle quand tout le reste est exclu. »
C’est du fragile équilibre entre ces deux sentiments antinomiques dont parle Rash et aussi, peut-être à rebours du discours habituel, de la difficulté de la résilience. Becky, Les, Gerald, C.J. l’employé de Tucker ou encore Barry, l’adjoint, portent chacun leur lot de douleurs, de culpabilité ou d’incompréhension face à ce que leur monde devient et doivent composer avec. Ceux qui arrivent à rebondir, à passer outre, ne s’en sortent pas forcément mieux que les autres. Derrière tout cela, il y a aussi, la façon dont la société se trouve bouleversée par une crise bien plus profonde que vient mettre en lumière la pathétique histoire de Robin et de sa déchéance après avoir plongé dans la meth.
En reprenant là des thèmes qui finissent par devenir des motifs habituels de l’actuelle littérature américaine qui raconte cette Amérique des marges, oubliée, et qu’il a aussi mis en scène dans ses belles nouvelles d’Incandescence (auxquelles font aussi échos celles de Daniel Woodrell dans Manuel du hors-la-loi, pour ne citer que lui), Ron Rash réussit néanmoins à agencer un roman cohérent et court qui ne donne pas l’impression d’un trop plein de tout – de scènes d’action, de meth, de vétérans, d’introspection, de culpabilité, d’exaltation de la nature ou de dénonciation de telle ou telle politique ou attitude. Et cela ne l’empêche nullement de dire beaucoup, de forger des personnages complexes, avec leurs qualités, leurs failles, leurs défauts et leurs contradictions. Bref, c’est une fort belle manière de rendre La Noire à la vie.
Je signale au passage pour ceux que cela pourrait intéresser que nous aurons l’occasion, Hervé Le Corre, Olivier Pène et moi de recevoir Ron Rash et Marie-Caroline Aubert et Stéfanie Delestré, les deux éditrices de La Noire, le 2 avril à La Machine à Lire, à Bordeaux. N’ayez pas peur d’oublier, je vous le rappellerai !
Ron Rash, Un silence brutal (Above the Waterfall, 2015), Gallimard, La Noire, 2019. Traduit par Isabelle Reinharez. 259 p.
Du même auteur sur ce blog : Une terre d'ombre ; Un pied au paradis ; Serena ; Incandescences ; Le chant de la Tamassee ; Par le vent pleuré ;