Le chant de la Tamassee, de Ron Rash
Quand la petite Ruth Kowalsky disparaît dans les eaux tumultueuses de la Tamassee, dans le comté d’Oconee, en Caroline du Sud, ce sont bien des équilibres qui se trouvent bouleversés.
Celui de la communauté d’abord, dont la vie entière s’articule autour de la rivière bien qu’avec des intérêts parfois divergents, entre écologistes, agriculteurs et exploitants forestiers, commerçants, organisateurs de sorties en eaux vives ou lotisseurs. Car après cinq semaines sans que le corps de l’enfant soit remonté, ses parents, riches touristes venus du Minnesota veulent en récupérer la dépouille et demandent à ce que le cours de la rivière soit détourné provisoirement. Une solution rejetée par une partie de la population attachée au caractère sauvage de la Tamassee, dernier cours d’eau libre de l’État, et qui craint qu’un précédent soit créé dans lequel s’engouffreront tous ceux qui ont un quelconque intérêt économique sur le cours d’eau ou ses environs.
L’autre équilibre à se trouver menacé est celui, intime, de Maggie Glenn, née ici mais qui, dès qu’elle en a eu l’occasion, a fui ces lieux et cette communauté auxquels elle reste malgré tout viscéralement liée. Devenue photographe de presse elle est envoyée ici avec son collègue Allen Hemphill pour couvrir ce conflit et se trouve tiraillée entre son amour de la rivière, son empathie pour les parents de Ruth et les sentiments ambivalents qu’elle éprouve vis-à-vis de cette communauté en laquelle elle désire voir un potentiel jardin d’Eden quand elle en connaît malgré tout la bien plus prosaïque réalité qui en fait un lieu que n’épargnent ni les passions humaines, ni l’avancée d’un monde qui n’a que faire de la préservation d’un tel endroit.
« Je me suis assise et j’ai fermé les yeux. La qualité de l’air était maintenant aussi mauvaise dans les montagnes que partout ailleurs en Caroline, soutenaient les scientifiques, et pour en avoir la preuve votre regard n’avait qu’à s’élever vers les plus hautes cimes et voir les épicéas et les sapins aux aiguilles brunes. La même pluie acide qui faisait mourir les cèdres tombait dans la Tamassee, pourtant, au moment où je m’emplissais les poumons, il était difficile de croire qu’il puisse exister au monde un lieu plus pur. »
Extrêmement riche par la quantité des thèmes qui y sont abordés, Le chant de la Tamassee, deuxième roman de Ron Rash, l’est aussi par la finesse avec laquelle l’auteur aborde chacun d’entre eux. Empreint d’une grande religiosité qu’exprime d’ailleurs le titre original (Saints at the river), il tourne finalement autour d’un grand axe éminemment spirituel qui est celui de la culpabilité et du rachat auquel tous les personnages, des parents de Ruth à Maggie en passant par son père, les sauveteurs, le responsable des services forestiers, Luke l’écologiste intransigeant ou Allen Hemphill sont confrontés. C’est sur cela que viennent ensuite se greffer d’autres considérations que Rash développe de manière plus allusive sans pour autant se contenter de les effleurer. Il s’agit des fractures internes d’une communauté, de la manière dont ceux qui viennent de l’extérieur, politiciens, touristes ou promoteurs ne veulent pourtant y voir qu’un bloc monolithique de cul-terreux qui ne mérite au mieux que mépris, au pire condescendance vaguement paternaliste ; de la façon aussi dont la presse joue du drame.
Bref, voilà de nouveau, comme on pouvait s’y attendre de la part de Ron Rash, un roman dont la rare sensibilité doit autant à l’acuité du regard que pose Rash sur les lieux et les personnages qu’à la subtilité de sa plume. Une bien belle façon d’ouvrir 2016.
Ron Rash, Le chant de la Tamassee (Saints at the River, 2004), Seuil, 2016. Traduit par Isabelle Reinharez. 233 p.
Du même auteur sur ce blog : Un pied au paradis ; Serena ; Une terre d’ombre ; Incandescences ; Par le vent pleuré ; Un silence brutal ;