Nu dans le jardin d’Éden, de Harry Crews
Livre devenu quasiment une légende urbaine, un mythe, tant, après qu’il a complètement cessé d’être édité aux États-Unis, il était devenu introuvable, Nu dans le jardin d’Éden (Naked in Garden Hills) débarque en France grâce à Patrick Raynal – qui avait édité Harry Crews en France à la Série Noire[1] – et aux éditions Sonatine.
Nu dans le jardin d’Éden est seulement son deuxième roman, en date de 1969, mais il y a déjà dedans tout ce qui fait la singularité de Harry Crews : des personnages de freaks (deux d’entre eux viennent d’ailleurs directement d’une fête foraine) attirés par le pouvoir, l’argent mais surtout la reconnaissance et un semblant de sens à donner à leurs vies, des corps malmenés par les autres mais aussi et surtout par eux-mêmes, un vernis grotesque qui sert à toucher du doigt l’essence de l’homme ; un homme qui est loin de l’innocence édénique mais qui possède bel et bien son libre arbitre et qui est loin d’être dénué de vice.
Garden Hills, donc est l’Éden du titre français. Un Éden dont le démiurge, Jack O’Boylan, a fait un immense chantier à ciel ouvert en y créant une mine de phosphate qui a permis, dans cette Floride profonde, à quelques familles de vivre confortablement. Mais un jour O’Boylan a disparu et la mine a fermée. Ne restent plus qu’une douzaine de familles et un représentant d’O’Boylan sur Terre : Fat Man, 280 kilos à la dernière pesée, installé dans la maison sur la colline qui domine la petite communauté. Un monde partant en lambeaux et vivant dans l’attente du retour d’O’Boylan et de la prospérité. Jusqu’au jour où revient Dolly, ancienne Miss Phosphate partie à New York pour retrouver Jack O’Boylan et le convaincre de redonner vie à Garden Hills. Si elle n’a pas trouvé l’insaisissable créateur de la communauté, elle n’en revient pas moins avec un projet censé rendre vie à ce rêve évanoui. Car dans la grande ville elle a enfin compris ce qui fait tourner le monde : le sexe allié au voyeurisme.
Tout est donc là, dans cette atmosphère surréaliste, grotesque, où les filles concourent pour savoir laquelle aura l’honneur de trôner dans une cage, où les touristes se pressent devant une lunette pour apercevoir un obèse qui grossit à vue d’œil en se gavant de produits de régime, où les vicissitudes de l’amour et du désir de pouvoir bouleversent les plans des uns et des autres… Crews se plaît à caricaturer, à grossir le trait pour mieux faire jaillir l’humanité, et si le procédé apparaît encore un peu forcé dans certains passages, il n’en demeure pas moins que Nu dans le jardin d’Éden est une heureuse découverte, une belle pépite noire que viennent illuminer quelques véritables moments de grâce jusqu’à une scène finale dantesque.
Harry Crews, Nu dans le jardin d’Éden (Naked in Garden Hills, 1969), Sonatine, 2013. Traduit par Patrick Raynal.
Du même auteur sur ce blog : Body ; Car ; Le Roi du K.O. ; Les portes de l'Enfer ; Le karaté est un état d'esprit ; Péquenots ;
[1] Rendons tout de même à César ce qui lui appartient, c’est en fait Albin Michel qui a le premier publié un roman de Crews en France. Il s’agissait de Car, édité sous le titre – on ne rigole pas – de Superbagnole, en 1974. Allez savoir pourquoi, il n’a pas trouvé son public…