Bien huilé : Car, d’Harry Crews

Publié le par Yan

book_cover_car_27680_250_400.jpgJacksonville, Floride. C’est là que la famille Mack dirige Auto-Ville la plus grosse casse de l’État qui fait la fierté d’Easy, le patriarche, mais aussi de ses enfants Junell, la fille qui conduit la dépanneuse sur les accidents pour récupérer les carcasses, et Mister, le fils qui broie les carcasses en question avec la presse géante. Quant à Herman, le frère jumeau de Mister, c’est le rêveur de la famille. Fasciné comme les autres par les automobiles, il voudrait trouver un moyen de rendre sa famille riche et célèbre. Et lui vient un jour cette idée géniale : ingérer pièce par pièce, un bout de métal après l’autre, une Ford Maverick 1971. L’idée séduit Homer Edge, propriétaire du plus grand hôtel de la ville, qui décide d’organiser ce spectacle : ainsi, pour 300 $ par semaine, et pour une durée d’environ dix ans, Herman devrait avaler chaque jour devant le public et les caméras une demi-livre de Ford Maverick et, toujours en public, l’évacuer pour en faire des voitures miniatures vendues aux enchères.

Le postulat de départ de ce premier livre d’Harry Crews publié en France (par Albin Michel en 1974 – 5ème roman d’Harry Crews en fait, publié aux USA en 1972) est, comme souvent chez cet auteur, étonnant. Ce qui n’empêche pas le lecteur de suivre tranquillement cette famille aux comportements qui peuvent apparaître aberrants voire sordides, à l’image de Junell qui ne semble éprouver de désir sexuel que sur les lieux d’accidents particulièrement graves et que l’on retrouve sur la banquette de sa camionnette en train de se faire lécher les seins par son ami policier, Joe, après avoir assisté à la désincarcération d’une petite fille atrocement mutilée et bloquée dans l’épave de la voiture ou sa famille est morte démembrée, écrabouillée.

Car Harry Crews, aussi troublant que cela puisse être, arrive en fin de compte à ce que l’on  se fasse à l’idée que tout cela est peut-être normal. Personne d’ailleurs ne semble s’offusquer ou se poser la moindre question sur l’utilité où la pertinence du défi d’Herman. Non seulement il est rapidement adulé, mais il tire même de son acte une aura qu’il n’avait pas avant et qui fait que Margo, la prostituée de l’hôtel, tombe sous son charme avant même de le connaître. Le seul à ne pas accepter la volonté d’Herman est en fait Easy, son père, qui mesure à quel point il a contribué à ce que sa famille soit cannibalisée par l’automobile. De fait, si Herman semble manger une voiture, il apparaît très vite que c’est plutôt la voiture qui le mange et ronge son corps et son âme. 

51RsZv0nzML__SL160_.jpgCharge contre le machinisme, l’industrie du spectacle, la civilisation de l’automobile, bref le revers de l’american way of life et la perversion de l’american dream ; Car est tout cela à la fois, et plus encore. C’est aussi un livre sur l’orgueil, sur la recherche de reconnaissance et d’amour, sur l’incapacité à communiquer. C’est, comme tous les romans d’Harry Crews, un livre indispensable dont on espère qu’il aura droit à une réédition prochaine, la dernière datant de 1996.

Et si vous voulez en savoir plus encore sur Harry Crews, faites donc un saut sur le site Le Vent Sombre qui donne ces derniers temps dans l’exégèse crewsienne et chronique de manière aussi approfondie que pertinente Le roi du K.O., Le faucon va mourir et Body, et sans doute d’autres encore dans les semaines et mois à venir.

Harry Crews, Car, Gallimard, La Noire, 1996. Traduit par Maurice Rambaud.

Du même auteur sur ce blog : Body ; Nu dans le jardin d'Éden ; Le Roi du K.O. ; Les portes de l'Enfer ; Le karaté est un état d'esprit ; Péquenots ;

Publié dans Noir américain

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