Les portes de l’enfer, d’Harry Crews
On peut se demander qui aujourd’hui lit Harry Crews. Ceux qui n’en ont entendu parler, comme c’est aujourd’hui la mode, que comme d’un auteur peignant des freaks risquent soit d’être rebutés et de ne pas se tourner vers lui, soit après avoir été attirés par cette réputation et un certain voyeurisme d’être déçus par ce que Crews offre réellement. Disons-le clairement, il faut aujourd’hui, pour lire Crews, une bonne dose de curiosité – qualité qui semble faire cruellement défaut ces derniers temps – ou être déjà comme un certain nombre – dont on peut penser qu’il est tout de même un peu réduit – de lecteurs un adepte de l’auteur. Il faut donc rendre hommage aux éditions Sonatine pour s’être lancées depuis Nu dans le jardin d’Éden dans l’édition de romans inédits de cet auteur américain majeur (tous genres confondus) mais malheureusement méconnu.
Les portes de l’Enfer[1] est donc le deuxième inédit publié par Sonatine et, daté de 1970, le troisième roman de Crews. À Cumseh, petit patelin de Georgie, le car Greyhound abandonne sur le parking de la station-service Carlita, une cubaine adepte du vaudou ne parlant qu’espagnol venu pour occuper une place de cuisinière chez un médecin d’Atlanta. C’est dans cette station que débarque aussi Junior Bledsoe acheteur de concessions et marchand de pierres tombales pour une entreprise de pompes funèbres. Et, justement, dominant Cumseh et accueillant une grande partie de la population du coin se trouve une maison de retraite dirigée par Axel, à la recherche de quelqu’un pour tenir la cuisine. Quant à Bledsoe, il voit bien entendu là l’occasion de toucher une importante clientèle. C’est aussi dans cette maison de retraite que vivent Jefferson Davis, nain et masseur qui a tapé dans l’œil d’Axel, et Jérémy et Molly, pensionnaires prêts à vivre une ultime romance. Mais l’arrivée conjointe de Carlita et Junior va venir perturber le fragile équilibre de l’Axel’s Senior Club.
Sans surprise, Les portes de l’Enfer regroupe la plupart des thématiques chères à Harry Crews : l’absence de Dieu, la difficulté des hommes à vivre sans Lui ou leurs tentatives pathétiques pour Le remplacer, la volonté de dépasser ce que l’on est pour trouver une certaine forme d’accomplissement malgré la difficulté à dépasser les instincts humains, le sexe, l’angoisse de la mort, le besoin d’aimer et d’être aimer. Tout cela dans un de ces tourbillons de personnages et de situations hors du commun que seul Crews sait créer avec ses histoires d’amour improbables et tragiques, ses phrases chocs (« [...] il s'arrêta et retourna dans sa chambre pour prendre la dent perdue ce matin et l'emporter prendre son déjeuner avec lui. »), et ses scènes crues.
Conçue comme un escalier menant aux Cieux, la colline de l’Axel’s Senior Club et son ultime étape, le Pavillon qui accueille les vieillards mourants, se révèle bien vite une impasse et ramène cruellement les protagonistes de cette histoire à leur condition d’humains bien attachés à cette Terre et destinés à y être enterrés plutôt qu’à s’élever vers la voûte céleste. Et ce n’est pas l’affrontement sourd et stérile entre Junior Bledsoe distribuant sa publicité funéraire et le pasteur agitant ses prospectus affirmant que la mort n’existe pas qui changera la donne.
Nous voilà donc face à un roman d’Harry Crews séduisant par certains côtés et en particulier cette formidable capacité à produire des scènes hallucinantes qui font osciller le lecteur entre rire, fascination et répulsion, mais aussi un brin décevant par son incapacité, même en concentrant son action en un lieu et seulement 24 heures, à donner un véritable liant à une histoire qui apparaît par trop éclatée. Ceci dit, quand bien même on puisse estimer se trouver là face à un roman mineur de Crews, on reste indéniablement bien au-dessus de la très grande majorité de la production noire.
Harry Crews, Les portes de l'Enfer (This Thing Don't Lead to Heaven, 1970), Sonatine, 2015. Traduit par Patrick Raynal. 282 p.
Du même auteur sur ce blog : Body ; Car ; Nu dans le jardin d’Éden ; Le roi du K.O. ; Le karaté est un état d'esprit ; Péquenots ;
[1] On rejoindra d’ailleurs notre ami Christophe Laurent qui s’interroge sur le choix curieux de cette traduction du titre original (This Thing Don’t Lead to Heaven) qui trouvait une vraie cohérence dans l’histoire. Peut-être, tout simplement, que ce titre français est plus vendeur ?