Les souffrances du jeune ver de terre, de Claro

Publié le par Yan

Les souffrancesCorrecteur déprimé pour les éditions de la Convivialité Transactionnelle Interpreneriale, Frédéric Léger n’en finit pas d’être écœuré. Plus encore que les corrections de Manager dans la joie et son langage jargonnant néolibéral (« c’est en gérant sa posture que le décideur parviendra à optimiser le rendement humain au niveau présalarial et faire en sorte que le paradigme opérateur du non-faire soit contré par l’impact décisionnel du savoir-obéir »), c’est sa vie entière que Frédéric Léger ne peut plus digérer. La mort d’un enfant, le départ de la femme aimée, la descente dans l’alcoolisme… tout cela contribue à faire de lui – pour lui – moins qu’un humain, un ver de terre.

Un jour, par malentendu, Frédéric se retrouve avec un jeu d’épreuves à corriger qui semble intéresser beaucoup de monde et en particulier une bande de gros bras au service d’un politicien d’extrême-droite. Un événement propre à enfoncer encore un peu la tête du correcteur sous l’eau ou, qui sait, à l’aider à l’en sortir.

Réédition sous un nouveau titre d’Éloge de la vache folle, paru en 1996 au Fleuve Noir, Les souffrances du jeune ver de terre est un roman singulier prenant prétexte d’une intrigue politique un peu floue mais qui lui donne un cadre noir pour parler, par le biais de Frédéric Léger, d’un monde où l’individualisme prime et dans lequel il ne fait pas bon être faible. Écrit en pleine période de madelinisme triomphant, il représente un bel instantané au trait un peu grossi de l’époque tout en – et c’est certainement ce qui est le plus inquiétant – collant malgré tout aujourd’hui à l’actualité.

Les atermoiements amoureux du héros, son dégoût de soi, son cynisme face au monde dans lequel il vit font de lui le chien idéal pour renverser le jeu de quilles dans lequel il se trouve balancé par Claro. Maintenant une ironie constante appuyée par une écriture jubilatoire pour le lecteur mais aussi sans doute pour lui, l’auteur offre ce faisant un livre noir, certes, mais aussi terriblement amusant. Un régal de lecture renouvelé à chaque paragraphe par la découverte d’une nouvelle trouvaille stylistique, parodique, une nouvelle métaphore pleine de nonsense ou une comparaison volontairement ridicule.

Honnête roman noir Les souffrances du jeune ver de terre constitue surtout une intéressante expérience de lecture, un moment amusant et parfois même jouissif par le plaisir que procurent les phrases d’un Claro qui réussit à allier avec bonheur humour et dépression.

« Trois longueurs et demie suffirent à revigorer mon corps de microbe affolé. Je n’avais jamais été très bon nageur, mais je possédais l’art d’avancer diagonalement et sans respirer, un art qui faisait l’admiration des garçonnets engoncés dans leur bouée-canard. On ne choisit pas toujours ses admirateurs. »

Claro, Les souffrances du jeune ver de terre, Actes Sud, Babel Noir, 2014.

Publié dans Noir français

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