Après la guerre, d’Hervé Le Corre
« Neuf meurtres en dix mois, un tueur particulièrement déterminé et violent en liberté, c’est beaucoup pour une ville comme Bordeaux qu’on tient pour calme et ordonnée, capitale de la modération politique, avec par le passé une Gestapo efficace et une police politique redoutable et redoutée, une résistance hachée menue, des Juifs dûment raflés, une belle proportion de salauds, de traîtres et d’immondes canailles passés pour la plupart à travers les mailles au moment de l’épuration, et maintenant dirigée par ce maire jeune et beau, au physique de représentant en aspirateurs, résistant irréprochable, chargé par de Gaulle de retaper la virginité de cette grande traînée et de sa marmaille morveuse de bourgeois, de négociants en vin, de flics, de journalistes locaux toujours contents au bout de leur nouvelle laisse. »
En ces années 1950, Bordeaux n’est pas encore tout à fait la « belle endormie » et, alors que les conscrits partent en Algérie, et que les navires marchands continuent pour peu de temps à faire escale du côté de Bacalan, elle bruisse encore parfois des soubresauts des vieux comptes mal réglés de l’Occupation.
C’est ce Bordeaux-là, pas toujours à l’aise avec son passé récent, et cette France toute affairée à profiter de la paix retrouvée sans vouloir voir la guerre qu’elle mène de l’autre côté de la Méditerranée (« Il ne comprend pas qu’autour de lui défile la paix d’un pays en guerre. ») que fait revivre Hervé Le Corre dans Après la guerre.
Un après-guerre dans lequel tous les comptes ne sont pas soldés et où, en fin de compte, c’est toujours la guerre. Toujours la guerre pour André, revenu des camps et qui désire se venger de Darlac, inspecteur de police sous l’Occupation, zélé serviteur de l’occupant ; celui-là même qui l’a envoyé à Auschwitz et qui occupe aujourd’hui un poste de commissaire. Toujours la guerre pour Daniel, orphelin de parents morts en déportation et aujourd’hui appelé pour l’Algérie. Toujours la guerre pour Darlac qui tente de rester du bon côté du manche alors qu’il est dans le collimateur d’un supérieur qui a su sentir le vent venir avant lui durant l’Occupation et qui a choisi la Résistance.
Après la guerre aurait pu être une classique histoire de vengeance, mais Hervé Le Corre n’est pas du genre à choisir la simplicité. Ce qui l’intéresse encore, toujours, c’est l’ambivalence, la complexité de l’âme humaine, celle qui fait que le même homme pourra tour à tour choisir le courage, la lâcheté, où l’indifférence coupable. C’est aussi la douleur de la perte et l’impossibilité qu’il y a à l’apaiser par l’oubli ou la vengeance.
C’est avec pudeur et sans manichéisme que Le Corre convoque ses personnages et leurs histoires, qu’il dépeint la bassesse, l’inextinguible douleur de la perte, l’amour ou les petits arrangements avec les circonstances à travers une histoire au cœur de l’Histoire menée de bout en bout avec maestria.
Portraits de salauds extraordinaires dans la saloperie[1] où pathétiques, d’hommes et de femmes de convictions se débattant avec eux-mêmes, portraits de personnages profondément changés par la vie, portrait d’une ville et d’une époque mais à la portée universelle, c’est tout cela que dresse avec force Après la guerre.
Auteur rare (son dernier roman, Les cœurs déchiquetés, remonte à 2009), Hervé Le Corre ne fait pas le voyage à vide et nous offre un roman d’un souffle et d’une puissance rares, sans doute son meilleur jusqu’à présent, et ça n’est pas peu dire.
Hervé Le Corre, Après la guerre, Rivages/Thriller, 2014.
Du même auteur sur ce blog : Les cœurs déchiquetés ; Prendre les loups pour des chiens ; Dans l'ombre du brasier ; Traverser la nuit ;
[1] Darlac devrait entrer haut-la-main dans le panthéon des pourritures du roman noir.