Prendre les loups pour des chiens, d’Hervé Le Corre
« C'était un temps déraisonnable
On avait mis les morts à table
On faisait des châteaux de sable
On prenait les loups pour des chiens
Tout changeait de pôle et d'épaule
La pièce était-elle ou non drôle
Moi si j'y tenais mal mon rôle
C'était de n'y comprendre rien ».
Hervé Le Corre n’a pas seulement emprunté au poème « Est-ce ainsi que les hommes vivent », d’Aragon, l’expression qui lui a servi de titre pour ce nouveau roman et d'exergue, mais toute une ambiance d’espoir et de désespoir entremêlés, d’une fatalité contre laquelle on arrête de lutter parfois. Il y a aussi dans Prendre les loups pour des chiens une énième mais ô combien réussie variation sur un thème ultra classique du roman noir.
Franck sort de prison. Six ans de placard pour un braquage et surtout pour avoir refusé de donner ses complices. À sa sortie, 60 000 euros doivent l’attendre, et aussi son frère, Fabien. Il n’y a finalement ni l’un ni l’autre. C’est Jessica, la petite amie de Fabien, celui-ci étant parti conclure une affaire en Espagne, qui attend Franck devant la maison d’arrêt de Gradignan. La très belle Jessica, sur laquelle Franck, après ses années de prison jette bien évidemment un regard concupiscent et qui va rapidement s’offrir à lui avant de le rejeter… puis de revenir, alternant mutisme menaçant, crises d’hystérie, littérale prédation sexuelle dont Franck accepte volontiers d’être la victime. Jessica vit dans une maison isolée de la campagne girondine, dans la grande Lande, loin des centres urbains et de la côte, où, dans la chaleur écrasante de l’été, et la touffeur des pins, Franck va se trouver confronté aux parents de la jeune, vieilles carnes vivotant de petits trafics de bagnoles en cheville avec des gitans pas commodes, mais aussi à la petite Rachel. La fille de Jessica a huit ans, une bouille d’ange et une défiance presque animale des adultes ; elle est aussi mutique et un chien impressionnant ne la quitte pas. À partir de là, bien entendu, tout va partir à vau-l’eau pour Franck. Coincé en attendant le retour de son frère, repiquant d’autant plus vite aux conneries qu’il n’a rien d’autre à faire, il se laisse entrainer, pour Jessica, mais aussi au fond pour Rachel, dans une vengeance qui le dépasse.
Tout cela pourrait sembler bien banal. Mais les archétypes sont faits pour être dépassés et c’est ce que fait ici Hervé Le Corre. Il les dépasse en donnant une consistance peu commune à ses personnages tout en prenant soin de leur laisser une part de mystère qui, ici, relève souvent de la menace sourde et rend l’ambiance toujours plus pesante. Il les dépasse aussi par une écriture qui vaut à elle seule, au-delà de l’intrigue, que l’on lise ce roman. D’aucuns, on le voit ici ou là dans certaines chroniques, disent d’elle qu’elle est une écriture « à l’os ». Oui, elle est en quelque sorte dépouillée, mais il ne faut certainement pas y voir une quelconque sècheresse. La singularité de cette écriture, c’est bien que justement elle n’est en rien sèche mais qu’elle dit beaucoup, qu’elle dit bien, en peu de mots, méticuleusement choisis et en évitant de tomber dans un lyrisme factice. Si elle est « à l’os », il y a aussi toute la moelle avec.
On ne cherchera donc pas non plus de démonstration. Les actes des personnages se suffisent à eux-mêmes pour dire ce quart-monde ignoré, la débrouille pour survivre, la facilité avec laquelle on replonge. Dans cet environnement toxique, sous cette chape de plomb posée moins par la haine que par des instincts primaires de survie selon lesquels l’étranger ne vaut que tant qu’il peut être exploité – et Franck, au fond, n’a rien d’autre à faire que de se plier à cela et d’accepter au moins provisoirement son sort – il y a aussi Rachel comme le rappel avec les souvenirs d’enfance récurrents de Franck, qu’un autre chemin peut être pris au bout duquel il y a même parfois de la lumière.
Il y a dans Prendre des loups pour des chiens une sorte de quintessence du roman noir qui rappelle incontestablement parfois Jim Thompson sans en être une resucée. Et surtout Hervé Le Corre, après L’homme aux lèvres de saphir, Les cœurs déchiquetés et Après la guerre, semble revenir à la veine plus noire sociale de ses débuts – on pense nécessairement parfois à Du sable dans la bouche – pour, riche de son expérience d’écrivain et des multiples champs d’écriture qu’il a explorés dans ses derniers romans, la rendre plus fine, moins démonstrative et donc plus puissante. Il montre aussi que l’on n’est pas forcé de réécrire indéfiniment le même livre. Lui, en tout cas, arrive à nous surprendre à chaque fois, et c’est précieux.
Hervé Le Corre, Prendre les loups pour des chiens, Rivages, 2017. 320 p.
Du même auteur sur ce blog : Les cœurs déchiquetés ; Après la guerre ; Dans l'ombre du brasier ; Traverser la nuit ;