Dans l’ombre du brasier, d’Hervé Le Corre
Il y a presque quinze ans, avec L’homme aux lèvres de saphir, Hervé Le Corre plongeait le lecteur dans le Paris de 1870 et le crépuscule du Second Empire. C’est quelques mois après l’action de ce roman, et dans un autre crépuscule, celui de la Commune, au cœur de la Semaine sanglante, que prend place l’intrigue de Dans l’ombre du brasier. Et c’est aux basques de l’un des personnages rescapés de L’homme aux lèvres de saphir, que l’on va assez vite s’accrocher. Quoi de plus facile, dans une ville insurgée et en état de siège, que de s’adonner, comme le fait l’inquiétant Pujols, à un petit trafic d’êtres humains, en l’occurrence de jeunes femmes qui servent de modèles à un photographe avant d’être revendues à des proxénètes ? Parmi elles, Caroline, infirmière de la Commune dont le fiancé, Nicolas Bellec est engagé dans les combats contre les troupes versaillaises. De son côté, Antoine Roques, ouvrier du livre et communard a, un peu contre son gré, hérité de la charge pesante de « délégué à la sûreté ». C’est que dans le monde nouveau qu’est la Commune, et quand bien même on a pu honnir jusque là la police, bras armé d’un État oppresseur, il convient encore de maintenir l’ordre et la sécurité des citoyens. Et bien vite, alors que se succèdent les combats, Roques va d’autant plus prendre sa mission à cœur que les troupes versaillaises sont prêtes à reprendre la ville et que le chaos s’installe : il lui faut à tout prix mettre la main sur celui qui enlève des jeunes femmes et, avant qu’il ne soit trop tard, retrouver Caroline, dernière en date de ses victimes.
Plus roman d’aventures que roman noir, Dans l’ombre du brasier est avant tout une course effrénée contre le temps dans une ville en guerre et en proie aussi bien aux combats avec les troupes ennemies qu’aux règlements de comptes entre citoyens communards et soutiens du gouvernement ou entre insurgés, animés parfois par des motivations qui n’ont pas forcément à voir avec le rêve de l’établissement de la République sociale.
Cette complexité de la Commune, des groupes qui l’animent et, partant, de ceux qui combattent pour elle, de ceux qui la combattent ou de ceux qui ne choisissent pas leur camp, Hervé Le Corre la rend à travers des personnages qui n’ont rien de monolithique et qui, tout au long de ce récit, sont amenés à faire des choix, à changer parfois, à piétiner en partie leurs principes, à abandonner un peu de leurs rêves ou, au contraire, à préférer mourir pour eux que de s’en défaire. En cela, l’intrigue qui donne naissance au roman et qui en restera le fil conducteur – Nicolas et Caroline arriveront-ils à se retrouver ? – est avant tout prétexte à une saisissante course dans un Paris insurgé qui voit venir la fin de son idéal de gouvernement prolétarien mais se refuse à abdiquer.
À ces personnages, Hervé Le Corre offre donc un décor magistralement peint. Il fait sentir la crasse, la fumée, la poussière et les vibrations des bombardements, donne à voir cette guerre menée par des femmes et des hommes qui n’y sont pas formés, souvent inorganisés, mais qui s’accrochent à leur espoir d’un monde meilleur et sont prêt à laisser leur peau pour qu’il ait une infime chance d’aboutir.
Pour cela il s’appuie sur une documentation que l’on suppose considérable – et sur une imagination aiguillonnée sans doute par l’empathie qu’il peut éprouver pour ce peuple en lutte – qui, pourtant, ne devient jamais pesante, mais prend littéralement corps. On y est et on se laisse volontiers prendre dans ces journées de fureur et d’ultimes joies et espoirs. On vit l’attente, les verres partagés dans quelque caboulot, les escarmouches et les combats qui prennent de plus en plus d’ampleur à mesure que l’offensive versaillaise se précise.
Parfaitement rythmée, l’action va crescendo, les personnages se croisent, se trouvent ou se perdent, dans un véritable tourbillon ou naissent des amitiés éternelles, des haines fugaces mais parfois assassines, et où la violence du temps finit toujours par mettre les âmes à nu.
Tout cela donne un roman d’une rare ampleur, vibrant de vie, tragique et beau.
Hervé Le Corre, Dans l’ombre du brasier, Rivages/Noir, 2019. 492 p.
Du même auteur sur ce blog : Les cœurs déchiquetés ; Après la guerre ; Prendre les loups pour des chiens ; Traverser la nuit ;