Traverser la nuit, d'Hervé Le Corre
Jourdan enquête. Jourdan en a assez de voir des morts et plus encore de leurs assassins. Jourdan est fatigué. Christian tue des femmes. Inlassablement. D'une manière de plus en plus sauvage. Pour ne pas tuer sa mère, peut-être. Louise fait des ménages. Elle survit comme elle peut avec pour seul horizon Sam, son fils. Elle essaie d’oublier une relation toxique avec un homme violent qui réapparaît parfois et dont elle ne sait pas jusqu’où il pourrait aller pour lui montrer qu’elle lui appartient toujours.
Jourdan, Louise et Christian, chacun à leur manière, traversent la nuit qui les enveloppe et essaie de les happer sans qu’ils sachent bien où se trouve l’autre rive. Pour peu qu’elle existe…
Dans Prendre les loups pour des chiens, la chaleur écrasait tout le récit et formait une gangue dans laquelle le mal semblait macérer. Roman d’une implacable noirceur, Traverser la nuit porte la marque de l’eau. Le récit coule comme cet estuaire de la Gironde aux eaux chargées de limon, agitées de courants contraires et de tourbillons, au bord duquel vit la mère de Christian. Ou encore comme cette pluie incessante qui noie le décor, prolonge la nuit, et forme un lourd et épais rideau que les personnages peinent à traverser.
Flic à la dérive, épuisé, KO debout, qui semble ne plus savoir ni aimer ni même vraiment haïr, Jourdan donne le rythme : un temps de retard, toujours, qui le pousse à vouloir forcer les choses dans son travail, au risque de déraper, à les laisser lui échapper dans sa vie personnelle. La poursuite du tueur, en fin de compte, vient encore le placer face à cette impuissance. La rencontre avec Louise lui donnera peut-être une chance d’être enfin, pour une fois, au bon endroit au bon moment.
Au fil du temps, Hervé Le Corre s’est imposé comme l’un des auteurs majeurs du roman noir français, construisant une œuvre à la fois variée et totalement cohérente puisqu’elle suit toujours un même fil, creuse indéfiniment le même sujet : dans la noirceur qui inonde le monde, comment rester assez droit pour tenir sa tête hors de l’eau ? Le Corre refuse d’offrir une solution clé en main ou de mentir. Chez lui le roman n’est pas là pour offrir un exutoire et l’obscurité l’emporte souvent. C’est ainsi que les hommes vivent pourrait-on dire en détournant un peu un poème d’Aragon cher à l’auteur.
Hervé Le Corre l’explique dans le beau documentaire que Laurent Tournebise lui a consacré, Hervé Le Corre à l’encre noire : « La qualité du noir dépend de l’éclairage qu’on met à côté ». Chez Le Corre, c’est souvent une femme ou un enfant qui vient apporter cette lumière. Chiche mais précieuse, elle aide à traverser le noir épais de cette nuit dans laquelle l’auteur nous entraine à la suite de ses personnages pour un roman aussi beau que désespéré.
Hervé Le Corre, Traverser la nuit, Rivages/Noir, 2021. 318 p. En librairie le 20 janvier 2021.
Du même auteur sur ce blog : Les coeurs déchiquetés ; Après la guerre ; Prendre les loups pour des chiens ; Dans l'ombre du brasier ;