Un trou dans la Toile, de Luc Chomarat

Publié le par Yan

Si l’on a découvert depuis qu’il avait déjà écrit des romans dans les années 1980, c’est avec son Espion qui venait du livre que l’on avait fait connaissance avec Luc Chomarat il y a deux ans. Comme dans son livre précédent, Chomarat se plaît avec Un trou dans la Toile à pasticher le genre du roman d’espionnage et du roman policier.

« -C’est une pièce unique, la fenêtre est hermétiquement fermée. Nous sommes dans un cas classique d’énigme de chambre close. 

-Pas tout à fait, dit Thomas. La porte était ouverte quand je suis arrivé.

-Cas classique d’énigme de chambre close, avec en plus la porte ouverte, dit Vorski. Le mystère s’épaissit. »

Dans notre monde hyperconnecté, Thomas apparaît comme un être un peu à part. Créatif dans la publicité, il est, à la quarantaine, un senior de son entreprise récemment racheté par un grand groupe. Surtout, il n’a ni compte Facebook, ni compte Twitter et même pas un smartphone. Fainéant et rêveur il sent bien que le licenciement lui pend au nez alors que les jeunes aux dents longues qui arrivent sont prêts à sacrifier leur vie à la boîte qui les paie au lance-pierre. Mais ce qui commence à être un défaut ostensible pour son employeur séduit une officine, un ministère qui n’existe pas encore, dirigé par le mystérieux Buzzati, le Ministère des Nouveaux Médias. Car un phénomène gêne l’État : la Toile bruisse de rumeurs. Un homme aurait réussi à n’être connecté à rien. Aucune image de lui, aucun post sur un quelconque réseau social, encore moins de numéro de téléphone ou de sécurité sociale. L’Inconnu inspirerait même le mouvement Off qui regroupe de plus en plus de personnes qui cherchent à se déconnecter. Or, l’impossibilité de tracer une personne revient à remettre en cause non seulement le modèle économique actuel qui veut que n’importe quel marketeur puisse faire de chacun un consommateur potentiel, mais aussi l’État qui tient à avoir un œil sur tous les citoyens. Peut-être alors que l’inadaptation chronique de Thomas au monde actuel pourrait lui permettre de retrouver la trace de l’Inconnu, mission qui donne des cheveux blancs à l’inspecteur Vorski :

« -Pourquoi refuserait-on de se connecter ? Ça n’a pas de sens.

-Mais peut-être qu’il n’a pas de connexion ?

-Pas à moi, affirma Vorski. C’est un acte délibéré. Il a vraiment décidé de nous emmerder. Il y a préméditation.

-Il vous emmerde vraiment ? Je veux dire, vous à tire personnel ?

-Je ne vais pas me mettre à discuter les ordres. Je suis là pour appliquer la loi, un point c’est tout.

-Mais quelle loi au juste ce type a-t-il enfreinte ?

-Ce type-là ? Qu’est-ce qui vous fait croire qu’il s’agit d’un homme ?

-Pardon ?

Vorski recula son fauteuil, regarda à nouveau Thomas par en dessous.

-Vous connaissez le vieux dicton policier : cherchez la femme.

[…]

-Personne ne le connaît, vous êtes d’accord ? Donc impossible d’avoir un témoignage. D’ailleurs, c’est bien pire que ça. Qu’est-ce qu’ils s’imaginent en haut lieu ? Dès qu’on aura un témoin, on saura qui c’est, donc ça ne sera pas Lui. Vous me suivez ? »

Ainsi donc Thomas part-il sur les traces de l’Inconnu, mais aussi de lui-même. Du Brésil aux soirées données par l’artiste Axel Valdor qui a affirmé être l’Inconnu, Thomas passe des pérégrinations cocasses aux moments les plus angoissants face à l’abîme que peut ouvrir l’existence d’un Inconnu et au délitement de son mariage alors qu’il s’enfonce de plus en plus dans sa quête.

Si, comme dans L’espion qui venait du livre, le pastiche est bien là, l’humour toujours présent, l’absurde érigé en philosophie de la vie, il y a aussi dans Un trou dans la Toile une part bien plus sombre qui touche à l’appréhension de l’identité, de notre manière d’être au monde et de la façon dont nos sociétés font de nous des êtres de plus en plus virtuels, à l’image du jeune Émile, programmant sans cesse de façon à pouvoir s’encoder totalement pour disparaître dans les limbes de l’Internet.

On rit, on pense aussi à Echenoz en lisant Chomarat et à bien d’autres tant les références littéraires, cinématographiques ou télévisuelles ponctuent ce roman, et, l’air de rien, on réfléchit à ce que l’on est. Du bon travail.

Luc Chomarat, Un trou dans la Toile, Rivages/Noir, 2016. 271 p.

Du même auteur sur ce blog : L’espion qui venait du livre ; Le polar de l'été ; Le dernier thriller norvégien ;

Publié dans Noir français, Espionnage

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