La Transparence selon Irina, de Benjamin Fogel

En 2058, le Réseau est omniprésent et régente la vie des citoyens. Aboutissement de l’Internet tel qu’on l’a commun à partir de l’émergence des réseaux sociaux, ce Réseau promeut et entretien la transparence. Chacun est fiché, sa vie accessible à tous par le biais des données qu’il transmet avec plus ou moins de bonne volonté, et noté. Vendue comme une manière d’entretenir la paix sociale, puisque les comportements déviants sont amenés à s’effacer grâce à elle, cette transparence presque totale n’est pas encore acceptée par tous. Il y a ceux, comme Camille Lavigne, qui vit dans la réalité sous le pseudonyme de Dyna Rogne, qui désirent conserver un certain anonymat au risque de devenir suspects au regard des autres. Ces « Nonymes » entretiennent le secret dans la vie réelle, celle où dorénavant on peut se dissimuler derrière un pseudonyme et même un masque. Camille entretient encore l’ambiguïté à travers bisexualité et apparence androgyne. Et il y a les plus radicaux, ces « Obscuranets » qui dénoncent la dictature de la transparence et luttent contre elle. Enfin, il y a Irina Loubovsky, mystérieuse essayiste et polémiste qui dénonce le Réseau en promouvant son œuvre à travers lui et dont Camille Lavigne, sans l’avoir jamais rencontrée, est devenue une sorte d’assistant(e).
Des événements violents qui touchent son entourage, à commencer par son ami Chris Karmer, policier chargé de la traque des « Obscuranets », mais aussi une histoire d’amour vont amener Camille à pousser plus avant sa réflexion sur l’identité et sur la manière dont la transparence peut tordre la réalité.
Que devient-on quand on n’a plus rien à cacher ? À quoi peut ressembler un monde dans lequel, entièrement mis à nus, on ne peut plus jouer d’ambigüité, plus mentir, et dont la promotion de la totale transparence pousse à l’uniformisation ? Ce monde de 2058 - c’est la loi du genre lorsque l’on aborde un récit d’anticipation comme ce polar de Benjamin Fogel – ressemble beaucoup au notre et, en fin de compte, tous les systèmes de surveillance, d’évaluation et même les débats qui agitent les personnages selon le camp qu’ils ont choisi, existent aujourd’hui. C’est la manière dont l’auteur les fait tous entrer dans la même histoire, dont ils structurent le monde qu’il présente, qui les rend si visibles ici et écrasants. La Transparence selon Irina, apparaît dès lors comme une quête d’identité à un moment où celle-ci, en s’abandonnant à la transparence, finit par s’effacer derrière les données et à créer des humains façonnés dans un même moule, bien pratique pour s’assurer qu’ils ne se révolteront pas. Ce totalitarisme mou et sournois fait ici l’effet d’un rouleau compresseur et apparaît comme l’aboutissement d’un abandon progressif du politique qui tient autant à l’individualisme qu’à la peur du conflit. Le Réseau, on le voit à travers la personnalité trouble d’Irina dont on ne sait plus très vite si elle le dénonce où le sert d’une manière détournée, est certes un lieu où le conflit existe, mais où il se limite à un harcèlement en meute et où l’on renonce à toute véritable confrontation d’idées.
Si l’on pourra sans doute regretter que Benjamin Fogel, parfois, semble hésiter à suivre le fil de l’intrigue policière ou la quête plus existentielle de Camille, il n’en demeure pas moins qu’il propose là un roman souvent vertigineux sur la déshumanisation progressive d’une société entièrement tournée vers la performance et son corollaire, le contrôle. Tout cela peut-il finir par éradiquer les sentiments ? Jusqu’où cette machinerie peut-elle arriver à fonctionner, à éviter les grains de sable susceptibles de la gripper ? Benjamin Fogel apporte plus de questions que de réponses et, en l’occurrence, c’est bien là ce qui est important.
Benjamin Fogel, La Transparence selon Irina, Rivages/Noir, 2019. 271 p.